vendredi 6 décembre 2019

Réformer le bac ?





  Quant on y pense, que de difficultés pour une République à dire hautement, à exprimer même les principes si évidents sur lesquels repose sa propre solidité ! Une démocratie comme la Suisse ne repose pas sur l’école, mais sur l’économie. Elle ne suppose aucune culture commune entre ses membres, et d’ailleurs elle n’en a pas, pas même une langue. Aucun autre projet partagé que la prospérité publique, pour laquelle les études ne sont qu’un enjeu individuel. La majorité des Suisses entrent dans l’enseignement professionnel et s’en réjouissent. À partir de 16 ans, ils passent des journées en entreprise, gagnent un petit salaire, et ne perdent aucune possibilité de faire des études ultérieurement, grâce à une reconnaissance des acquis. Et ce système sans pression excessive sur les élèves est l’un des meilleurs du monde, et des plus égalitaires. Une seule « ombre » au tableau : comme 23% seulement de la volée scolaire passe le bac général, l’un des mieux reconnus d’Europe de ce fait, la Suisse manque de diplômés universitaires, donnant ainsi la chance aux Français et aux Allemands de trouver du travail dans d’excellentes conditions.


La République est née de la Révolution, on ne le répète jamais assez. Elle veut libérer l’homme (y compris de l’économie). Elle est au service de l’intérêt général, et pas de la somme des intérêts particuliers, comme la démocratie. Elle est la garante de l’égalité des citoyens, indifférente à la démocratie. Enfin, elle doit viser à unir les citoyens en fraternité face à l’oppression et à la tyrannie, « qui mugit dans les campagnes ». La République est une guerre que l’Homme mène contre la Société. Mais pour s’appuyer sur de véritables citoyens, conscients des enjeux métaphysiques de la politique, qui s’identifie à l’avènement de la Modernité, elle ne peut s’appuyer sur la nature humaine et doit éduquer inlassablement, et donc constituer des habitudes qui prolongent la Révolution dans la durée. Les institutions scolaires et leur esprit sont donc les remparts de la République, ses piliers.

Le nouveau ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, avait promis de ne pas faire de réforme. Et pourtant, il vient d’en faire une, et des plus énormes, celle du bac, déclenchant une révolte inouïe, celle de la prise en otage des notes, que je considère moi aussi comme un « sacrilège » contre la relation pédagogique et la confiance nécessaire entre les acteurs de l’éducation. En Suisse, le bac est préparé et passé dans chaque établissement du pays, lui-même agréé par la Confédération, et périodiquement évalué par une Commission fédérale. Autrement dit, les profs de l’établissement se réunissent chaque printemps pour concevoir les épreuves, et examinent leurs élèves avec pour jury un collègue qualifié. Quand on y réfléchit, il faut admirer beaucoup le centralisme français parce que l’enjeu d’un tel secret des épreuves nationales est relativement bien gardé par le système, malgré tous les moyens modernes de reproduction, et l’énorme avantage d’une divulgation.

Mais ce n’est pas l’examen qui est en question (alors que, de mon point de vue, il le pourrait), c’est l’organisation des études passant d’un système de sections à un système d’options. Cette révolution a été faite en Suisse depuis vingt ans : les plans d’études fédéraux adoptés en 1995, introduits en 1998, et examinés pour la première fois en 2001. Le bilan est forcément mitigé : les options donnent beaucoup de motivation supplémentaire aux élèves, mais rien n’a été fait pour défendre l’excellence littéraire. Les collègues des disciplines scientifiques ont parfaitement su aménager le système pour maintenir des filières d’excellence, mais les professeurs de langue et culture ont été aveuglés par leur égalitarisme idéologique : en ce qui concerne la langue « maternelle » surtout, le biais le mieux partagé est qu’elle appartient à tous. Mais la grande culture littéraire n’a rien à voir avec la langue « maternelle » qui est d’abord orale, évolutive, spontanée, et qui de plus est en train de muter en ce moment, sous l’influence des sociolectes importés par les minorités. 


La culture littéraire, elle, est d’abord fondée sur la connaissance d’une série d’idiolectes écrits très exigeants, même si ce sont des « lettres d’amour venues du passé » (comme le dit Peter Sloterdijk dans sa Lettre sur l’humanisme), et ni leur prise de connaissance ni leur fréquentation familière, même si elle est dans une certaine mesure indispensable à l’identité nationale, ne sont égalitaires ni ne peuvent l’être (pas plus que les capacités mathématiques ou scientifiques). En ce moment même, dans des centaines de milliers de professeurs préparent leurs lectures de l’année en prochaine, et cherchant par quel outillage intellectuel leurs élèves pourront en acquérir une connaissance suffisante. (On a d’ailleurs trop insisté sur l’outillage, qui est devenu sa propre finalité. Cf le récent Lire dans la gueule du loup, d’Hélène Merlin Kajman).

Les programmes trop détaillés ne garantissent pas l’égalité des élèves. C’est pourquoi les buts de l’école ne se confondent pas avec le catalogue des tâches imposées aux classes. Les buts de l’école sont forcément exprimés en terme de compétences ou de capacités, même si le langage en est mal stabilisé et pas toujours partagé (la faute aux sciences de l’éducation qui ne se sont jamais donné de cohérence épistémologique, reposant sur des doctrines psychologiques non seulement différentes, mais contradictoires). Mais, en définitive, sans sacrifier au jargon, il vient toujours un moment où la question de la finalité se pose en pédagogie, dans la rédaction même d’un programme. Or un professeur dans sa classe doit pouvoir élaborer une stratégie d’apprentissage pour ses élèves qui tienne compte de leurs acquis, et prendre du temps pour consolider les connaissances mal assurées. Prendre au sérieux la remémoration interdit même toute considération de programme obligatoire. 


Un professeur de pédagogie alémanique avait fixé aux trois quarts du temps annuel à disposition la part qu’un bon programme devrait se fixer comme optimum, pour qu’il reste du temps au prof, comme aux élèves, comme à l’école. Quand on doit étudier 32 notions fondamentales en 36 semaines, on provoque nécessairement l’impasse de l’enseignant et des élèves. On ne donne rien de plus aux élèves en surchargeant le programme, au contraire on leur enlève souvent la possibilité de le suivre.

Réinstituer l’école, c’est d’abord lui donner le temps dont elle a besoin, non l’éternité, mais de la durée. On a cru gouverner l’école par des réformes, alors qu’on ne peut gouverner l’école que par la stabilité, et la répétition indéfinie des tâches. Pour que l’école soit lisible par ses acteurs (profs, élèves, parents), il faut que ses contenus et ses règles soient le plus fixes possible, à travers les générations. L’autorité d’une institution, c’est d’abord la stabilité de ses règles, même si chaque arrivant au Ministère croit bon d’associer son nom à une réforme. Pour pouvoir gouverner l’école, il faut la laisser se faire. Tous ses acteurs, dans le temps, trouveront le moyen d’améliorer eux-mêmes la grande machine. 


L’intervention incessante de l’autorité amène l’encadrement moyen à choisir la passivité, et à occulter les problèmes au lieu de les résoudre (#pasdevague). Le temps de l’institution est un temps lent, modeste, invisible, partagé, confiant — contraire en tout à l’ego révolutionnaire républicain. Et c’est tout le paradoxe que l’école dont la République a besoin, et qui correspond à son imaginaire des « hussards noirs », soit celle qu’elle ne sait pas faire. La crise ouverte par le pédagogisme s’est insérée dans cette perte d’institution en l’aggravant encore.

mardi 3 décembre 2019

Réinstituer l'école ?


Il était une fois un grand pays, riche d’une longue histoire, dans lequel le président trop jeune avait été mal élu. Il partageait les trois mantras inévitables de l’idéologie libérale : la consommation rend heureux, la richesse des uns profite aux autres, la religion adoucit la société. Mais tous les gens raisonnables, dans ce grand pays, savaient parfaitement que la consommation rend futile, frustré et méchant, que les inégalités se creusent sans profit pour la majorité, que la religion rend fou et violent, comme tous les produits de l’imagination humaine. Les gens raisonnables de ce grand pays, riche d’une longue histoire, se souciaient d’abord de payer leur maison, éduquer leurs enfants, se déplacer sans perdre trop de temps. Il existait donc un certain décalage entre le président trop jeune et mal élu et les gens raisonnables. Le président logeait dans des palais, n’avait pas d’enfants, et se déplaçait avec motards et sirènes. Mais il avait été élu par les gens raisonnables, lassés des vieux partis, et de leur pesant appareil trop lourdement stratifié.
Le président précédant, qui ne s’intéressait qu’à l’économie, avait laissé couler l’école publique, laquelle comme on le sait n’est qu’une charge dans les comptes de la nation. Pour accompagner le déclin consenti de l’instruction publique, et la prolétarisation du corps enseignant sous-payé, on s’était appuyé sur les statistiques comparatives internationales : l’école du pays était trop inégalitaire, et produisait des écarts excessifs entre les connaissances des élèves en fin de scolarité. C’est que l’Éducation nationale n’avait jamais été pensée par la République que pour sélectionner des fonctionnaires, et reproduire l’Etat dans ses différents corps et fonctions. Le reste ? Renvoyés à l’agriculture qui manquait de bras, puis à l’industrie, par laquelle on était censé faire face à ses besoins, puis aux services, toujours bien utiles. Le service de l’État était le but de la vie intellectuelle et scientifique, et le service de l’État était loin de requérir la totalité de la population. À quoi bon l’instruire ? Mais, sous la pression des autres démocraties et de quelques dragons asiatiques, la République devait en rabattre sur l’élitisme. On avait donc supprimé les filières d’élite, par lesquelles justement les élites pouvaient éviter que leurs enfants soient traités de « bouffons » quand ils faisaient leurs devoirs.
Il faut dire que les élèves avaient changé : ils n’avaient plus peur. Le fondement de la discipline à l’école était la peur : des châtiments, des moqueries, de l’exclusion. Hors de cette classe ! Hors de cette école ! Hors de cette société ! Hors de cette vie ! On ne punissait plus, l’administration ne soutenant plus les profs. On n’excluait plus vraiment, on passait à l’école privée aux frais de la nation. On était soutenu par ses parents, devenus les avocats inlassables de leurs enfants. On était protégé de la déchéance par le minimum social, qui excluait la misère. Les bons enseignants avaient compris qu’ils ne pouvaient plus s’appuyer sur rien : ni institution (« pas de vague »), ni parents, ni société. Il ne restait plus qu’à s’appuyer sur les élèves, c’est-à-dire sur la relation pédagogique elle-même. Mais cela supposait une révolution dans le savoir-être : il ne fallait plus dévaloriser les élèves pour les stimuler, mais au contraire les valoriser pour les encourager. Il fallait créer dans la classe un climat sécurisant et gratifiant pour permettre au groupe de s’autoréguler. La plupart des profs, marqués par leur propre scolarité, en étaient incapables. C’est aussi que les formateurs de profs, loin de tirer la bonne conséquence de cette révolution pédagogique, pour stimuler l’acquisition des connaissances, y avaient introduit la pire idéologie, celle de la « reproduction » de Bourdieu, et prétendait subvertir le « système » par la réduction du savoir et des compétences.
Il faut dire que la conception de la connaissance elle-même avait changé. La plupart des profs en étaient restés au vieux schéma aristotélicien : le savoir est la cause formelle, le prof est la cause efficiente, l’élève est la cause matérielle, et l’instruction la finalité. Bref, on leur tape dessus et ils finissent par s’imprégner de la connaissance. Ce modèle, au fond béhavioriste, ne correspond qu’au stade le plus élémentaire du savoir-faire. Aucune grande culture ne peut se transmettre de cette façon. Au début du 20e siècle, Jean Piaget, en écoutant les enfants (toutes les grandes révolutions dans les sciences humaines proviennent de l’écoute, des hystériques, des sauvages, des femmes, etc.) avait décrit comment se construit leur représentation du monde et le jugement moral. Ce faisant, il radicalisait la philosophie moderne, de Descartes à Husserl en passant par Kant, qui refusait de voir dans le sujet la « matière » de la connaissance, et l’amenait à se faire la cause efficiente de l’apprentissage, aux dépens de l’objet, réduit à la seule perception, apparence, esquisse confuse et incomplète du monde.
Piaget détestait l’école et avait souhaité, comme tous les bons libéraux de son temps, qu’elle fût abolie complètement, au profit de la libre découverte du monde par les enfants. Même si on laisse cette utopie au rayon des divagations savantes, on ne peut contester que la connaissance nécessite un certain égocentrisme de l’apprenant, qu’on situait autrefois dans « l’étude » et les « devoirs ». Si l’élève ne sera jamais au « centre » de l’école (puisqu’il passe et que le prof reste), il n’en reste pas moins qu’il est au centre de l’apprentissage, et le restera. Aujourd’hui, la mention même très confuse et hasardeuse des neurosciences, laisse comprendre que le modèle aristotélicien de la connaissance est vraiment dépassé, et que l’enseignement doit se fonder sur une notion plus complexe de l’apprentissage.
Le corps enseignant était profondément divisé : pour stimuler sa créativité en berne, on avait en effet introduit les notions de « compétence » et de « projet », pour desserrer l’étau des programmes et permettre aux professeurs de mieux adapter leur enseignement à leurs élèves. Mais dans cette ouverture programmatique et méthodologique s’étaient donc engouffrés massivement l’idéologie, le gauchisme, en attendant l’indigénisme, l’anti-spécisme et le salafisme. Par réaction, le corps enseignant s’était donc cramponné à ses programmes, qui dispensaient de réfléchir à toute amélioration de l’école, et permettait surtout de répéter chaque année le même cours (ce qui n’est pas forcément mauvais pour les élèves ni pour le cours d’ailleurs, mais pour le prof). Toute modification de structure mettait en péril les habitudes scolaires, fondement de l’institution. Or les profs ont besoin de s’appuyer sur une certaine routine, pour se repérer en matière d’évaluation et d’orientation des élèves, tâches toujours périlleuses.
Les doctrines du management public avaient réussi à convaincre les responsables de l’enseignement que la « réforme » était le seul moyen de garder la main. Mais on ne peut prétendre « réinstituer » l’école en la réformant, parce que l’institution demande d’abord du temps, de la répétition, de l’immobilité donc. Il faut que plusieurs générations se retrouvent dans les mêmes cadres, avec les mêmes règles, les mêmes épreuves (la dissertation, etc.), sinon avec les mêmes contenus. Bref, sans cesse réformée par le Ministère, l’école avait perdu ses traditions, et donc ses ressources institutionnelles. Les profs qui suivaient les traditions et programmes comme si rien ne s’était passé se voyaient reprocher leur dureté et leur rigidité. Les profs qui innovaient étaient détestés des élèves et des parents. Une génération de proviseurs « gestionnaires » avait appris à dissimuler tous les conflits et problèmes dans un « pas de vague » généralisé, pour être agréables à la haute bureaucratie, qui courtisait les ministres, qui courtisaient les journalistes, qui courtisaient les parents, qui courtisaient leurs enfants.
(À suivre...)

lundi 29 avril 2019

Crise de fable



Je suis sujet à des « crises de fables » (comme d’autres aux "crises de vers"). Les petits animaux qui parlent m’accompagnent dans mon chemin, et commentent subitement, insidieusement, ce qui m’arrive. Curieusement, ils ne sortent ni de l’Inde ni des ruelles du Grand Siècle, mais d’abord du Moyen Age : je revois fort distinctement un album illustré du Roman de Renart, où j’ai appris que la faim existait vraiment, surtout l’hiver pour les loups (mais le loup est le symbole de cette avidité orale que l’enfance pressent avec crainte, et les Gilets jaunes avec ferveur : « Les riches qui se gobergent »…). Renart était le chevalier malicieux et galant, dont on apportait les victimes à moitié dévorées au Roi Lion que cela faisait bien rire, jusqu’au moment où il surprend Renart avec sa Dame ! Dans ce Moyen Age infiniment spirituel, on savait même se moquer de Tristan et Iseult, et du fol’amour.
La Fontaine m’est venu avec le Grand Siècle, qui n’était pas dans mes tropismes premiers, avant-gardistes, surréalistes, romantiques. Ni l’énormité des mythes grecs ni l’épopée romaine ne m’avaient préparé aux « conversations sous un lustre ». C’est le Gymnase qui m’a fait voir la nécessité des formes et la beauté des règles. Cette parole rare et frappée m’est d’abord parvenue par les Mémoires baroques de la Fronde (Tallement des Réaux, Retz, La Rochefoucauld), où l’effervescence politique rappelait encore mon cher XVIe siècle. Puis tout le théâtre bien sûr, né de l’école des Jésuites et de sa scénographie pédagogique (avec improvisations, plus ou moins géniales, de scènes par les élèves : venir aux textes par le jeu). Les Fables de La Fontaine sont éminemment théâtrales et théâtralisables. Pour toutes les classes où Racine ne pouvait plus aller, avec son français raréfié et ses figures alambiquées, La Fontaine amenait le meilleur de l’esprit classique : cette fameuse « sécheresse » dont Stendhal et Giono ont reconnu a nécessité pour faire face à la société quand on a un cœur trop sensible.
Et l’on en revient toujours à cette vocation pédagogique de la littérature, indispensable à l’école, avec ce système si mal compris de l’éducation des bourgeois par les nobles, et de l’éducation du peuple par les bourgeois. Qu’est-ce qui manquera toujours au peuple ? La liberté de ne pas faire comme les autres, qui ne peut lui venir sans rupture abrupte, à cause de la pression du groupe. Qu’est-ce qui manquera toujours au bourgeois ? Le style, la liberté de ne pas être comme les autres. Mes bons maîtres étaient d’abord des personnes très fortement individuées, mais pas forcément très libres, dans une société grise et conformiste. Mais leur enthousiasme pour la littérature, sincère et profond, les « sauvait » de la pression sociale, au moins pour eux-mêmes. Puisse ce chemin de liberté avoir passé par moi, comme il a passé par eux. Puissent les professeurs de l’avenir se rappeler qu’ils ne sont pas là pour compter les virgules et les connecteurs, mais pour éduquer à la liberté et au style. Je me rassure en songeant qu’aussi obtus soient-ils, le courant littéraire est assez fort pour passer par eux, même s’ils sont de mauvais « conducteurs ».
Je vais raconter l’histoire de ma dernière « crise de fables », dans mon cher Musée Guimet. À Lahore, capitale du Pendjab et du royaume sikh indépendant du Maharaja Ranjit Singh, dans les années 1830, on pouvait rencontrer quelques rescapés de la Grande Armée, qui vivaient là-bas comme des nababs, comme Jean-François Allard (1785-1839), Jean-Baptiste Ventura (1794-1858), et surtout le Général Claude-Auguste Court (1793-1880), spécialiste de l’artillerie, qui permirent à l’État sikh de résister bravement autant à la Compagnie des Indes qu’aux vagues islamistes déferlants d’Afghanistan, durant presque un demi-siècle. Mais ce petit royaume, dernier éclat de la splendeur des Moghols qu’il avait combattus, dut finalement se rendre aux Anglais en 1849, et « l’impériale bégueule » empocha le diamant la dynastie, le fameux Koh-i-Nor. J’aime ce royaume farfelu, avec ses aventuriers et ses canons, qui ressemble à un album de Pratt, dans les somptueux mémoires du Général Court. Les sikhs, placés par l’historien britannique Marshall Hodgson au rang des martial races, doivent peut-être en partie cet honneur à la bénédiction lointaine de Napoléon et de la Grande Armée.
De passage à Paris, en 1835, le Général Allard se voit confier une mission littéraire par le baron Félix-Bastien Feuillet de Conches, chef du protocole au Ministère des Affaires étrangères et membre de la Société asiatique de Paris : emporter à Lahore une édition Didot 1827 non reliée des Fables pour la faire illustrer par les artistes du lieu. Le baron souhaitait manifester l’universalité des fables par le cosmopolitisme de l’illustration. L’exemplaire revenu des Indes est la propriété du Musée Jean de La Fontaine, à Château-Thierry. À travers la présentation de ces miniatures au Musée national des arts asiatiques, fondé par Emile Guimet, les fables retrouvent leur vraie patrie : l’immense sous-continent où la vie est si colorée, mais toujours dangereuse. La patrie de la non-dualité recèle aussi une conscience politique aigüe, dans ses épopées autant que dans ses romans. Mes éditions du पञ्चतन्त्र doivent dormir dans quelque carton lointain, perdu dans un garde-meuble, en attente de la résurrection.
Sait-on jamais assez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ? Que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ? Qu’est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père ? Qu’il faut faire aux méchants guerre continuelle ? Qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras ? Que nous méprisons l’utile et le beau souvent nous détruit ? Que les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ? Qu’il faut tenir toujours divisés les méchants ? Que rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ? Qu’aucun traité ne peut forcer un char à la reconnaissance ? Que vous ne détournerez nul être de sa fin ? Et pourtant, l’une des plus grandes voix de la pédagogie, celle de Rousseau, s’est élevée contre les Fables et leur pédagogie, les jugeant pernicieuses, alors que Sainte-Beuve ne les jugeait qu’insignifiantes (sauf pour leur langue).
Rousseau est à la croix de tous les problèmes que nous nous posons encore aujourd’hui, et l’on ne retrouve jamais son Émile qu’avec profit. Rousseau commence par s’élever contre l’apprentissage par cœur : l’élève ne comprend rien au langage des fables sans explications, et donc ne saurait les apprendre sans confusion. Il n’en est rien : c’est parce que les mots sont étranges que leur musique se dégage pour l’enfant, à partir de leur étrangeté même, qui les abandonne à leur signifiance. Rousseau dit encore que ce machiavélisme brutal va dénaturer l’enfant, solliciter sa méchanceté, conforter ses vices. Nous retrouvons cette problématique avec les choix des lectures de l’école. Soit on va « heurter la sensibilité » des élèves, soit on va « pervertir leurs principes ». Comme l’a dit Bettelheim à propos du conte, l’ancêtre des fables, l’enfant a besoin d’avoir peur, pour se rassurer. Et comme le disait ma nièce à quatorze ans : « Je n’aime que les films qui finissent mal, parce que les autres sont idiots ». Dans la forêt enchantée, mais étrange, du langage, l’école ne pourra jamais défaire le lien qui rattache la littérature au Mal. Ce qui n’empêchera jamais le professeur de viser le Bien, et rendra l’élève libre. Ou bien je me trompe complètement, et ce n’est pas la visée de l’école ?
Dans mon cours sur les Fables, j'essayais de restituer au recueil sa dimension romanesque évidente. Pour cela, je suivais les personnages : Renard tout d'abord, le héros de l'auteur, le meilleur support projectif du lecteurs. Puis l'adversaire de Renard, l'ennemi des agneaux, des chiens et des bergers, le loup, son double maléfique, avide, stupide, cocu. Puis l'impossible Tiers régulateur, le lion qui échouait toujours à imposer sinon son pouvoir, du moins la justice. Le chat ensuite, objet d'une parfaite détestation de l'auteur, représentant le Droit et la justice, petit régulateur gravement prédateur. L'ours ensuite, le balourd. La fourmi et la cigale ne se présentaient qu'à la fin, comme un détail du tableau, sous une feuille. L'humour immense des fables enseigne alors à l'enfant le second degré, absent de tant d'enseignements.






mardi 19 février 2019

Réinstituer l’école


Nous devons bien constater que la notion d’institution est de plus mal acceptée, et peut-être même de plus en plus mal comprise. Si ses principes sont de plus en plus critiqués, elle reste en gros encore évidente pour ses acteurs, mais jusqu’à un certain point seulement. Nous sommes censés vivre dans une société « liquide », où tout devient possible pour celui qui sait voir et peut saisir les « opportunités » offertes par le « changement ». Or, pour la majorité d’entre nous, les « opportunités » n’ont pas été offertes par le « changement », mais par de solides institutions dans lesquels nous avons grandi, qui nous ont protégés, défendus et soignés : l’Ecole, le Tribunal, l’Hôpital, l’Armée, etc. Mais, comme le disait encore récemment Marcel Gauchet au Collège des Bernardins, les codes sociaux n’ont pas disparu de notre monde « liquéfié », mais ils se sont complexifiés et invisiblisés, en resserrant leur filet subtil sur celui qui les subit sans les comprendre, en se croyant « libre ». Ce qui a bien disparu cependant, c’est la responsabilité collective des codes, le souci de la « normalité » en tant que produit collectif volontaire. Il n’est pas jusqu’au Gouvernement, la clé de voûte des institutions qui les garantit toutes, qui ne soit de plus en plus malmené par les médias en quête de « secrets » croustillants, et par la société en quête de transparence honnête.
Mais la Raison d’État moderne, appuyée sur le Secret d’État, donne à l’État tous les droits pour sa sauvegarde, même aux dépens des lois et des principes moraux. En exigeant la transparence, et par la séparation des pouvoirs, la modernité tend à soumettre l’État à la common law au sens libéral, en arguant avec raison souvent que le Secret d’État sert les gouvernants plus que le gouvernement. Or la même Raison d’État, si nocive au Bien commun, semble aujourd’hui de plus en plus transférée à l’Entreprise, qui reste une monarchie, ou au mieux une oligarchie, au pire une petite tyrannie, confortablement logée dans son environnement démocratique. Alors même que l’opinion, par la politique « participative », veut s’imposer à ses dirigeants élus pour contrôler leur action, l’entrepreneur semble autorisé à tout braver impunément pour « sauver » son entreprise : les lois, l’écologie, les emplois, les droits. Tout est permis à l’entrepreneur, et c’est peut-être sur ce modèle que Bernard Ravet a « sauvé » son école des quartiers perdus de Marseille : en faisant appel aux services secrets par-dessus l’épaule de sa hiérarchie, aux caïds du quartier pour faire respecter les profs, et à la religion pour faire la prière des morts à la place de l’imam. A-t-on sérieusement lu son livre ? Je me le demande parfois. Je ne dis pas qu’il a eu tort de faire ce qu’il a fait, au contraire. Mais enfin voilà un responsable qui explique comment il a dû sortir du cadre des lois et règlements de sa fonction, sans aucun effet sur le débat politique !
Et, là encore, le fondement de la Raison d’État, c’est le Secret qui permet encore de punir les « lanceurs d’alerte », seuls employés soucieux du Bien commun. Or le hashtag #pasdevagues a permis de libérer la parole des professeurs, et montré quel usage faisait du Secret l’encadrement moyen de l’école pour « sauver sa petite entreprise ». C’est que l’application des lois, au sens strict, a cédé dans l’esprit de l’encadrement moyen aux apparences de l’application : « Faites semblant de travailler, et nous ferons semblant de vous payer » disait-on en régime communiste. « Faites semblant de diriger, et nous ferons semblant de gouverner » disent les responsables de l’éducation. Le professeur, qui a compris que l’institution ne le soutiendrait pas, va être obligé à son tour de reporter la charge de l’apparence sur ses élèves : « Faites semblant d’apprendre, et je ferai semblant de vous noter ». Dans un système social qui s’est tant soucié de l’inflation, pour garantir les revenus du capital, l’inflation des titres scolaires est implicitement encouragée, au moins dans les premiers cycles. La vérité du système et sa vraie valeur n’apparaissent pas seulement dans l’enseignement supérieur, mais déjà dans les comparaisons internationales. De même que la planche à billets et le protectionnisme n’ont jamais enrichi personne, la multiplication des diplômes de complaisance n’a jamais instruit personne.
Une entreprise ne sera jamais une institution, et c’est au miroir de cette étrange dérive collective qu’on peut même parvenir au mieux à décrire ce qu’est vraiment une institution. D’abord, elle est anonyme, elle n’a pas de « moi » propriétaire, actionnaire ou acteur narcissique et sociopathe, qui ne doive à a fin passer la main devant la pérennité de l’institution. Nous ne disons pas que de tels personnages n’ont jamais existé dans les institutions, au contraire, mais l’institution a toujours tendu à sélectionner les personnalités capables de coopération et d’empathie, au contraire de l’entreprise malgré tous les bons conseils des auditeurs et coacheurs… Une institution est faite pour l’éternité, elle provient d’un passé dont elle recueille la mémoire, et se projette dans un futur dont elle est responsable par sa volonté. Elle ne dépend pas des « opportunités » et des « disruptions » même si elle peut — souvent trop lentement, si on pense à la technologie numérique — en prendre les bénéfices. Dans l’école que les parents ont fréquentée en leur temps, les élèves peuvent imaginer que leurs enfants à leur tour pourront grandir et recevoir tous les bienfaits de l’instruction, systématisée et clarifiée par des adultes spécialisés, au lieu de s’engager dans une approche tâtonnante, myope voire aveugle du monde, et de se perdre dans le maquis angoissant des noirs complots du web.
Dans l’Ecole, tout a changé et changera encore : programmes, moyens, objectifs — mais il reste la relation pédagogique, c’est-à-dire la possibilité d’un apprentissage conduit et dirigé par quelqu’un qui en sait — même provisoirement — plus que vous. C’est pourquoi l’École peut apporter une sécurité et un sentiment de solidité qui, même provisoires, même illusoires, donnent le sentiment de progresser et d’être utile, ce que ne donnera jamais aucune entreprise. Et c’est pourquoi, jour après jour, des millions d’individus se dévouent et donnent le meilleur d’eux-mêmes dans des situations « économiquement » irrationnelles, au service de ce sentiment de solidité de l’humanité dans le temps et l’espace, au-delà des différences de cultures et de nationalités. Certes, les institutions ont fait l’objet de toutes les critiques, et l’Asile a disparu au profit de la Prison, qui va s’effondrer à son tour. Sous la notion étale de « domination », une même nappe d’hostilité a effacé la distinction entre institution et entreprise. Au moment où la notion de « micropouvoir » allait permettre de comprendre la régulation des organisations par leurs usagers eux-mêmes, cette même notion confuse de « domination » est venue tout mélanger. « Je ne veux pas qu’un chef me prenne la tête », dit l’individu moderne. Et les parents se font les avocats des méfaits de leurs enfants, qui ont « bien le droit » de ne jamais subir la régulation du groupe.
L’individu moderne peut-il encore être « éduqué » ? ­Les Perses, dit Socrate au jeune Alcibiade, ont un maître pour apprendre à dire toujours la vérité, un maître pour monter à cheval, et un maître pour tirer à l’arc, et toi tu n’as rien du tout ! Le perfectionnisme moral, de Platon à Emerson, postule que l’individu démocratique « n’est pas encore lui-même » et qu’il doit par conséquent « devenir ce qu’il est ». Lorsque l’éducation d’Alexandre le Grand fut confiée à Aristote, le philosophe demanda deux ans pour lire Homère avec le prince dans un petit château perdu dans les forêts macédoniennes. Et l’Empire perse fut détruit. Quand il est invité à quitter sa prison par son ami Criton, Socrate lui répond que les lois athéniennes l’ont nourri et éduqué, et qu’il ne saurait les fuir quand elles le condamnent, même injustement. Bien sûr, Socrate a d’autres motivations, plus mystiques (l’appel d’Apollon, par le rêve qui l’identifie à Achille). Mais pour le vieil ami Criton, qui est matérialiste, le refus explicite du cosmopolitisme est une raison suffisante. Le « soin de l’âme » et le « besoin de justice » devraient être l’œuvre ultime de l’éducation démocratique.