vendredi 6 décembre 2019

Réformer le bac ?





  Quant on y pense, que de difficultés pour une République à dire hautement, à exprimer même les principes si évidents sur lesquels repose sa propre solidité ! Une démocratie comme la Suisse ne repose pas sur l’école, mais sur l’économie. Elle ne suppose aucune culture commune entre ses membres, et d’ailleurs elle n’en a pas, pas même une langue. Aucun autre projet partagé que la prospérité publique, pour laquelle les études ne sont qu’un enjeu individuel. La majorité des Suisses entrent dans l’enseignement professionnel et s’en réjouissent. À partir de 16 ans, ils passent des journées en entreprise, gagnent un petit salaire, et ne perdent aucune possibilité de faire des études ultérieurement, grâce à une reconnaissance des acquis. Et ce système sans pression excessive sur les élèves est l’un des meilleurs du monde, et des plus égalitaires. Une seule « ombre » au tableau : comme 23% seulement de la volée scolaire passe le bac général, l’un des mieux reconnus d’Europe de ce fait, la Suisse manque de diplômés universitaires, donnant ainsi la chance aux Français et aux Allemands de trouver du travail dans d’excellentes conditions.


La République est née de la Révolution, on ne le répète jamais assez. Elle veut libérer l’homme (y compris de l’économie). Elle est au service de l’intérêt général, et pas de la somme des intérêts particuliers, comme la démocratie. Elle est la garante de l’égalité des citoyens, indifférente à la démocratie. Enfin, elle doit viser à unir les citoyens en fraternité face à l’oppression et à la tyrannie, « qui mugit dans les campagnes ». La République est une guerre que l’Homme mène contre la Société. Mais pour s’appuyer sur de véritables citoyens, conscients des enjeux métaphysiques de la politique, qui s’identifie à l’avènement de la Modernité, elle ne peut s’appuyer sur la nature humaine et doit éduquer inlassablement, et donc constituer des habitudes qui prolongent la Révolution dans la durée. Les institutions scolaires et leur esprit sont donc les remparts de la République, ses piliers.

Le nouveau ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, avait promis de ne pas faire de réforme. Et pourtant, il vient d’en faire une, et des plus énormes, celle du bac, déclenchant une révolte inouïe, celle de la prise en otage des notes, que je considère moi aussi comme un « sacrilège » contre la relation pédagogique et la confiance nécessaire entre les acteurs de l’éducation. En Suisse, le bac est préparé et passé dans chaque établissement du pays, lui-même agréé par la Confédération, et périodiquement évalué par une Commission fédérale. Autrement dit, les profs de l’établissement se réunissent chaque printemps pour concevoir les épreuves, et examinent leurs élèves avec pour jury un collègue qualifié. Quand on y réfléchit, il faut admirer beaucoup le centralisme français parce que l’enjeu d’un tel secret des épreuves nationales est relativement bien gardé par le système, malgré tous les moyens modernes de reproduction, et l’énorme avantage d’une divulgation.

Mais ce n’est pas l’examen qui est en question (alors que, de mon point de vue, il le pourrait), c’est l’organisation des études passant d’un système de sections à un système d’options. Cette révolution a été faite en Suisse depuis vingt ans : les plans d’études fédéraux adoptés en 1995, introduits en 1998, et examinés pour la première fois en 2001. Le bilan est forcément mitigé : les options donnent beaucoup de motivation supplémentaire aux élèves, mais rien n’a été fait pour défendre l’excellence littéraire. Les collègues des disciplines scientifiques ont parfaitement su aménager le système pour maintenir des filières d’excellence, mais les professeurs de langue et culture ont été aveuglés par leur égalitarisme idéologique : en ce qui concerne la langue « maternelle » surtout, le biais le mieux partagé est qu’elle appartient à tous. Mais la grande culture littéraire n’a rien à voir avec la langue « maternelle » qui est d’abord orale, évolutive, spontanée, et qui de plus est en train de muter en ce moment, sous l’influence des sociolectes importés par les minorités. 


La culture littéraire, elle, est d’abord fondée sur la connaissance d’une série d’idiolectes écrits très exigeants, même si ce sont des « lettres d’amour venues du passé » (comme le dit Peter Sloterdijk dans sa Lettre sur l’humanisme), et ni leur prise de connaissance ni leur fréquentation familière, même si elle est dans une certaine mesure indispensable à l’identité nationale, ne sont égalitaires ni ne peuvent l’être (pas plus que les capacités mathématiques ou scientifiques). En ce moment même, dans des centaines de milliers de professeurs préparent leurs lectures de l’année en prochaine, et cherchant par quel outillage intellectuel leurs élèves pourront en acquérir une connaissance suffisante. (On a d’ailleurs trop insisté sur l’outillage, qui est devenu sa propre finalité. Cf le récent Lire dans la gueule du loup, d’Hélène Merlin Kajman).

Les programmes trop détaillés ne garantissent pas l’égalité des élèves. C’est pourquoi les buts de l’école ne se confondent pas avec le catalogue des tâches imposées aux classes. Les buts de l’école sont forcément exprimés en terme de compétences ou de capacités, même si le langage en est mal stabilisé et pas toujours partagé (la faute aux sciences de l’éducation qui ne se sont jamais donné de cohérence épistémologique, reposant sur des doctrines psychologiques non seulement différentes, mais contradictoires). Mais, en définitive, sans sacrifier au jargon, il vient toujours un moment où la question de la finalité se pose en pédagogie, dans la rédaction même d’un programme. Or un professeur dans sa classe doit pouvoir élaborer une stratégie d’apprentissage pour ses élèves qui tienne compte de leurs acquis, et prendre du temps pour consolider les connaissances mal assurées. Prendre au sérieux la remémoration interdit même toute considération de programme obligatoire. 


Un professeur de pédagogie alémanique avait fixé aux trois quarts du temps annuel à disposition la part qu’un bon programme devrait se fixer comme optimum, pour qu’il reste du temps au prof, comme aux élèves, comme à l’école. Quand on doit étudier 32 notions fondamentales en 36 semaines, on provoque nécessairement l’impasse de l’enseignant et des élèves. On ne donne rien de plus aux élèves en surchargeant le programme, au contraire on leur enlève souvent la possibilité de le suivre.

Réinstituer l’école, c’est d’abord lui donner le temps dont elle a besoin, non l’éternité, mais de la durée. On a cru gouverner l’école par des réformes, alors qu’on ne peut gouverner l’école que par la stabilité, et la répétition indéfinie des tâches. Pour que l’école soit lisible par ses acteurs (profs, élèves, parents), il faut que ses contenus et ses règles soient le plus fixes possible, à travers les générations. L’autorité d’une institution, c’est d’abord la stabilité de ses règles, même si chaque arrivant au Ministère croit bon d’associer son nom à une réforme. Pour pouvoir gouverner l’école, il faut la laisser se faire. Tous ses acteurs, dans le temps, trouveront le moyen d’améliorer eux-mêmes la grande machine. 


L’intervention incessante de l’autorité amène l’encadrement moyen à choisir la passivité, et à occulter les problèmes au lieu de les résoudre (#pasdevague). Le temps de l’institution est un temps lent, modeste, invisible, partagé, confiant — contraire en tout à l’ego révolutionnaire républicain. Et c’est tout le paradoxe que l’école dont la République a besoin, et qui correspond à son imaginaire des « hussards noirs », soit celle qu’elle ne sait pas faire. La crise ouverte par le pédagogisme s’est insérée dans cette perte d’institution en l’aggravant encore.

mardi 3 décembre 2019

Réinstituer l'école ?


Il était une fois un grand pays, riche d’une longue histoire, dans lequel le président trop jeune avait été mal élu. Il partageait les trois mantras inévitables de l’idéologie libérale : la consommation rend heureux, la richesse des uns profite aux autres, la religion adoucit la société. Mais tous les gens raisonnables, dans ce grand pays, savaient parfaitement que la consommation rend futile, frustré et méchant, que les inégalités se creusent sans profit pour la majorité, que la religion rend fou et violent, comme tous les produits de l’imagination humaine. Les gens raisonnables de ce grand pays, riche d’une longue histoire, se souciaient d’abord de payer leur maison, éduquer leurs enfants, se déplacer sans perdre trop de temps. Il existait donc un certain décalage entre le président trop jeune et mal élu et les gens raisonnables. Le président logeait dans des palais, n’avait pas d’enfants, et se déplaçait avec motards et sirènes. Mais il avait été élu par les gens raisonnables, lassés des vieux partis, et de leur pesant appareil trop lourdement stratifié.
Le président précédant, qui ne s’intéressait qu’à l’économie, avait laissé couler l’école publique, laquelle comme on le sait n’est qu’une charge dans les comptes de la nation. Pour accompagner le déclin consenti de l’instruction publique, et la prolétarisation du corps enseignant sous-payé, on s’était appuyé sur les statistiques comparatives internationales : l’école du pays était trop inégalitaire, et produisait des écarts excessifs entre les connaissances des élèves en fin de scolarité. C’est que l’Éducation nationale n’avait jamais été pensée par la République que pour sélectionner des fonctionnaires, et reproduire l’Etat dans ses différents corps et fonctions. Le reste ? Renvoyés à l’agriculture qui manquait de bras, puis à l’industrie, par laquelle on était censé faire face à ses besoins, puis aux services, toujours bien utiles. Le service de l’État était le but de la vie intellectuelle et scientifique, et le service de l’État était loin de requérir la totalité de la population. À quoi bon l’instruire ? Mais, sous la pression des autres démocraties et de quelques dragons asiatiques, la République devait en rabattre sur l’élitisme. On avait donc supprimé les filières d’élite, par lesquelles justement les élites pouvaient éviter que leurs enfants soient traités de « bouffons » quand ils faisaient leurs devoirs.
Il faut dire que les élèves avaient changé : ils n’avaient plus peur. Le fondement de la discipline à l’école était la peur : des châtiments, des moqueries, de l’exclusion. Hors de cette classe ! Hors de cette école ! Hors de cette société ! Hors de cette vie ! On ne punissait plus, l’administration ne soutenant plus les profs. On n’excluait plus vraiment, on passait à l’école privée aux frais de la nation. On était soutenu par ses parents, devenus les avocats inlassables de leurs enfants. On était protégé de la déchéance par le minimum social, qui excluait la misère. Les bons enseignants avaient compris qu’ils ne pouvaient plus s’appuyer sur rien : ni institution (« pas de vague »), ni parents, ni société. Il ne restait plus qu’à s’appuyer sur les élèves, c’est-à-dire sur la relation pédagogique elle-même. Mais cela supposait une révolution dans le savoir-être : il ne fallait plus dévaloriser les élèves pour les stimuler, mais au contraire les valoriser pour les encourager. Il fallait créer dans la classe un climat sécurisant et gratifiant pour permettre au groupe de s’autoréguler. La plupart des profs, marqués par leur propre scolarité, en étaient incapables. C’est aussi que les formateurs de profs, loin de tirer la bonne conséquence de cette révolution pédagogique, pour stimuler l’acquisition des connaissances, y avaient introduit la pire idéologie, celle de la « reproduction » de Bourdieu, et prétendait subvertir le « système » par la réduction du savoir et des compétences.
Il faut dire que la conception de la connaissance elle-même avait changé. La plupart des profs en étaient restés au vieux schéma aristotélicien : le savoir est la cause formelle, le prof est la cause efficiente, l’élève est la cause matérielle, et l’instruction la finalité. Bref, on leur tape dessus et ils finissent par s’imprégner de la connaissance. Ce modèle, au fond béhavioriste, ne correspond qu’au stade le plus élémentaire du savoir-faire. Aucune grande culture ne peut se transmettre de cette façon. Au début du 20e siècle, Jean Piaget, en écoutant les enfants (toutes les grandes révolutions dans les sciences humaines proviennent de l’écoute, des hystériques, des sauvages, des femmes, etc.) avait décrit comment se construit leur représentation du monde et le jugement moral. Ce faisant, il radicalisait la philosophie moderne, de Descartes à Husserl en passant par Kant, qui refusait de voir dans le sujet la « matière » de la connaissance, et l’amenait à se faire la cause efficiente de l’apprentissage, aux dépens de l’objet, réduit à la seule perception, apparence, esquisse confuse et incomplète du monde.
Piaget détestait l’école et avait souhaité, comme tous les bons libéraux de son temps, qu’elle fût abolie complètement, au profit de la libre découverte du monde par les enfants. Même si on laisse cette utopie au rayon des divagations savantes, on ne peut contester que la connaissance nécessite un certain égocentrisme de l’apprenant, qu’on situait autrefois dans « l’étude » et les « devoirs ». Si l’élève ne sera jamais au « centre » de l’école (puisqu’il passe et que le prof reste), il n’en reste pas moins qu’il est au centre de l’apprentissage, et le restera. Aujourd’hui, la mention même très confuse et hasardeuse des neurosciences, laisse comprendre que le modèle aristotélicien de la connaissance est vraiment dépassé, et que l’enseignement doit se fonder sur une notion plus complexe de l’apprentissage.
Le corps enseignant était profondément divisé : pour stimuler sa créativité en berne, on avait en effet introduit les notions de « compétence » et de « projet », pour desserrer l’étau des programmes et permettre aux professeurs de mieux adapter leur enseignement à leurs élèves. Mais dans cette ouverture programmatique et méthodologique s’étaient donc engouffrés massivement l’idéologie, le gauchisme, en attendant l’indigénisme, l’anti-spécisme et le salafisme. Par réaction, le corps enseignant s’était donc cramponné à ses programmes, qui dispensaient de réfléchir à toute amélioration de l’école, et permettait surtout de répéter chaque année le même cours (ce qui n’est pas forcément mauvais pour les élèves ni pour le cours d’ailleurs, mais pour le prof). Toute modification de structure mettait en péril les habitudes scolaires, fondement de l’institution. Or les profs ont besoin de s’appuyer sur une certaine routine, pour se repérer en matière d’évaluation et d’orientation des élèves, tâches toujours périlleuses.
Les doctrines du management public avaient réussi à convaincre les responsables de l’enseignement que la « réforme » était le seul moyen de garder la main. Mais on ne peut prétendre « réinstituer » l’école en la réformant, parce que l’institution demande d’abord du temps, de la répétition, de l’immobilité donc. Il faut que plusieurs générations se retrouvent dans les mêmes cadres, avec les mêmes règles, les mêmes épreuves (la dissertation, etc.), sinon avec les mêmes contenus. Bref, sans cesse réformée par le Ministère, l’école avait perdu ses traditions, et donc ses ressources institutionnelles. Les profs qui suivaient les traditions et programmes comme si rien ne s’était passé se voyaient reprocher leur dureté et leur rigidité. Les profs qui innovaient étaient détestés des élèves et des parents. Une génération de proviseurs « gestionnaires » avait appris à dissimuler tous les conflits et problèmes dans un « pas de vague » généralisé, pour être agréables à la haute bureaucratie, qui courtisait les ministres, qui courtisaient les journalistes, qui courtisaient les parents, qui courtisaient leurs enfants.
(À suivre...)