mardi 9 août 2016

Sur l’inertie des institutions pédagogiques, et les causes de leur manque de réactivité en général




Anne Guerrier (la bien-nommée) est professeur d’anglais dans les classes préparatoires du grand Lycée Janson-de-Sailly, à Paris (l’établissement tire son nom de l’avocat parisien Janson, ancien Vénérable de la Loge Les Philadelphes, qui laissa une donation importante pour fonder un lycée laïque). Depuis quatre ou cinq ans, Anne Guerrier poste sur les réseaux sociaux des messages complotistes, antisémites, négationnistes, et racistes (ces trois dernières qualifications sont clairement pénales). Personne ne s’en est particulièrement ému. Ce n’est que lorsque l’enseignante a proposé à ses élèves de la suivre sur les réseaux sociaux que le scandale est apparu. Là encore, le NET fait la police du NET. Il semble depuis lors qu’une enquête ait été diligentée par l’établissement à la demande de la Ministre de l’Éducation nationale (visiblement plus sensible que l’établissement aux mouvements de l’opinion).
Il est clair qu’en dehors de questions de service très précises, liées à ses responsabilités dans l’établissement, il n’y a pas de « devoir de réserve » pour un enseignant. Ses obligations sont celles de tous les citoyens et sa liberté d’expression est totale. Mais avec le négationnisme, l’antisémitisme et le racisme en général, on sort de la liberté d’expression et on entre dans l’ordre du droit pénal, puisque ces « opinions » sont considérées comme des agressions verbales. Et ce n’est donc pas en tant que professeur, mais en tant que citoyenne qu’Anne Guerrier doit d’abord être sanctionnée. Les sanctions pédagogiques, parallèles à l’enquête pénale, devraient être motivées d’abord par la perte du rapport de confiance pédagogique entre l’établissement et le professeur. Et là encore, ce n’est pas en invitant ses élèves sur les réseaux sociaux que la professeur s’est mise en tort, mais en manquant gravement à l’objectivité nécessaire au métier.
Oui, les réseaux sociaux s’infiltrent dans l’école, au rythme lent de l’acquisition des compétences nécessaires par les professeurs. La « signature médiatique » ordinaire des enseignants, la trace de leur usage des moyens pédagogiques qu’ils laissent en classe, montre encore une écrasante prédominance du tableau noir, des photocopies et du rétroprojecteur. Mais les classes ont leur groupe WhatsApp, parfois leur page Facebook, et leur fil Instagram, sans parler des échanges furtifs de photos sur Snapchat. Peu de professeurs ont encore pris conscience de l’usage qu’ils pourraient tirer des réseaux sociaux pour l’organisation de leurs classes, mais aussi pour leur enseignement. Des vidéos peuvent résumer des leçons, des blogs peuvent développer des questions et des arguments, des tableaux Pinterest peuvent rassembler l’iconographie, etc. Mais les établissements ne sont pas tous bien équipés, ayant fait le mauvais choix d’appareils collectifs peu performants, et vite endommagés. Pour ma part, il m’est arrivé de donner des cours avec mon ordinateur, avec mon iPad bien sûr, mais aussi parfois avec un Keynote sorti de mon iPhone !
Pour revenir à mon sujet, les réactions nécessaires de l’institution pédagogique au négationnisme et à l’antisémitisme, je me souviens de la crise ouverte en 1986 par l’intervention d’une enseignante lausannoise, Mariette Paschoud, lors de la défense d’une thèse négationniste à Paris. Le directeur du Gymnase de la Cité, le plus gigantesque imbécile que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans ma vie (il est mort, mais pas même de ça), la soutenait mordicus, car elle appartenait au Service féminin de l’Armée, et présidait la Société vaudoise des officiers. Son mari et elle éditaient un petit journal d’extrême-droite, la vraie, qui s’appelait Le Pamphlet. Après diverses manifestations des élèves, l’enseignante négationniste fut affectée par l’État de Vaud aux Archives cantonales et prit sa retraite en 2006, sans avoir plus jamais fait parler d’elle !
En trente ans, l’antisémitisme est revenu dans les fourgons des islamistes, et le négationnisme est largement diffusé dans tout le monde musulman. Les obscurités des attentats du 11 septembre ont fait surgir un autre monstre porté par la vague des réseaux sociaux, le complotisme. Faire du gouvernement américain l’unique responsable de tous les maux humains, en étroite association avec le gouvernement israélien bien sûr, est aujourd’hui presque une perspective dominante dans l’opinion publique. Et le plus étrange, c’est que cette vague est partie de l’extrême-droite américaine, et des journaux de Rupert Murdoch (le plus grand malfaiteur peut-être du second 20ème siècle). Un mélange de bigoterie étroite, de déficit scolaire, de consensus des grands médias trop affiché en faveur de la mondialisation, nous a amenés à ce retournement de l’opinion contre les « élites », et ce populisme est partout le fondement du complotisme. Mais les établissements pédagogiques, parce qu’ils méconnaissent leur environnement médiatique, ne sont pas assez inspirés par le complotisme pour soutenir, fût-ce fort passivement, les dérives des enseignants.
La raison de l’inertie des établissements pédagogiques devant les errements négationnistes doit au contraire être recherchée, selon moi, dans leur fonctionnement propre. Dans ces grandes machines qui scolarisent plus d’un millier d’élèves (pour Janson de Sailly 3850 élèves, 638 membres du personnel, 350 professeurs), on perd toute dimension humaine : il est impossible de connaître la majorité des élèves, et même la majorité des collègues). En se confrontant à une telle « grande machine » sociale, chacun doit définir, pour survivre à la masse des interactions inutiles, une « zone de confort » bien délimitée. Tout employé de n’importe quelle entreprise se constitue naturellement une telle « zone de confort » et s’y enferme pour s’y défendre. Certes, le management peut toujours prendre des initiatives pour limiter l’inertie des employés. Mais dans une énorme organisation comme l'école, il n’en va pas ainsi et le facteur d’inertie se multiplie par le nombre de niveaux hiérarchiques. Je vais essayer d’évoquer brièvement l’emboîtement de ces « zones de confort ».
Au sommet du système scolaire, le management général de l’école a pour zone de confort l’idéologie : mettre l’élève au centre du système, simplifier les programmes, moderniser les contenus, faciliter les transitions, limiter le redoublement, surveiller le décrochage scolaire, intégrer les handicapés, s’ouvrir aux familles, parler le moins possible des religions, tout cela fait partie d’un discours inapplicable dans la réalité, mais très satisfaisant à tenir, particulièrement devant les médias. La zone d’inconfort est alors constituée par la confrontation avec les intéressés, syndicats de professeurs et parents d’élèves, jamais contents et toujours revendicatifs. La régulation de cette zone d’inconfort se fait par le budget, restreint en cas de consensus, élargi en cas de crise. Le dysfonctionnement d’un professeur ne pose problème que s’il est connu des médias, ce qui est très rare et aléatoire, étant donné que les médias ne cherchent rien, mais font remonter des informations si elles leur parviennent.
Au sommet des établissements, les directions ont pour zone de confort le travail administratif : payer les salaires, répartir les classes, faire les horaires, acquérir les équipements nécessaires, les fournitures consommables, etc. Le travail de bureau est gratifiant, parce qu’il est paisible et utile. L’interaction avec les agents, personnels et professeurs est au contraire déstabilisante et inconfortable. Toute l’autorité de l’administration est mise au service de l’économie d’efforts, et de l’élargissement de la zone de confort. Chaque dysfonctionnement d’un intervenant met clairement en lumière les limites de l’administration, et la faiblesse de son autorité. Toute mesure énergique est susceptible d’être sanctionnée par le droit de recours. Toute prise de position nette provoque un caractère fâcheusement irréversible de la situation, tout retour sur une décision mettant en question l’autorité de l’administration. Au fond, selon le célèbre adage, il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne suffise à régler.
A un niveau intermédiaire, il est évident que la révolution technologique va imposer à tous les acteurs de l’éducation un contrôle accru des communications numériques à l’intérieur de l’établissement. Le nombre de rackets, de tricheries, de harcèlements, de pression, qui ont les réseaux sociaux pour scène et pour moyen d’action en ont fait un point névralgique du climat pédagogique. Mais au lieu de se spécialiser dans la connaissance des réseaux sociaux, les informaticiens des collèges et lycées perdent leur temps à monter des réseaux inutiles, fragiles et inconfortables, qui ressemblent à une caricature des laboratoires de langue de ma jeunesse. Le wifi pour tous et la machine individuelle pour chacun constituerait une politique simple et efficace, qui laisserait du temps pour la surveillance des contenus et des échanges. Il faudrait pour cela que les responsables informatiques soient hyperconnectés et réactifs, de manière à pouvoir signaler tout de suite les dérapages. Or la plupart d’entre eux retardent non seulement sur les élèves, mais même sur les profs. On objectera la liberté d’expression : mais c’est oublier qu’on reste toujours dans le cadre de l’éducation. Si on élève traite son prof ou son voisin de koufar ou de feuj, il doit se retrouver puni dans la journée.
Les professeurs, eux, ont pour zone de confort leur enseignement. Le monde pour eux s’est arrêté à la fin de leurs études et la définition officielle de leur compétence les autorise à la faire valoir durant quelques décennies. Bien sûr, la classe est un lieu de pouvoir, et de confrontation avec une vingtaine et souvent une trentaine d’adolescents, que leurs parents eux-mêmes n’arrivent pas vraiment à contrôler, et dont le système nerveux en formation démultiplie l’hystérie et la paranoïa. Mais le professeur en tant qu’agent de la sélection sociale, est puissamment aidé par l’instinct de conservation : la classe est une horde qui cherche à survivre, comme l’école est une boîte de Skinner dont les rats cherchent la sortie. Pour peu que se développe en lui une certaine parentalité, le professeur peut donner aux relations scolaires une tonalité affective de bon aloi, qui permet en faisant attention à (presque) tous de mettre la horde en confiance. Les relations des professeurs entre eux sont extrêmement superficielles et largement projectives : les collègues, mal connus, sont généralement hâtivement jugés et peu écoutés (sauf sur les aléas de leur vie quotidienne, bébés, voitures, sports, maisons). Un jugement très défavorable sur les opinions ou les discours d’un collègue ne change rien au travail quotidien.
Enfin, les élèves ont pour zone de confort la classe, dont leur prof occupe le centre. Si le prof conduit le groupe avec assez de bienveillance et d’efficacité, il peut raconter ce qu’il veut. À moins de choquer frontalement les valeurs adolescentes (tolérance, antiracisme, égalitarisme), le professeur peut développer des opinions qui seront facilement relativisées, si elles ne sont pas absorbées. En fin de compte, peu d’opinions des enseignants font beaucoup d’effet sur les élèves, s’ils ne les partagent pas déjà. La loyauté familiale, en revanche, peut jouer un très grand rôle dans l’écoute du discours professoral, qu’il soit conforme au non au discours familial. En général, l’élève est capable de rester neutre dans les contradictions qui le mettraient en difficulté. L’adolescent, pour tout ce qui est difficile à trancher, peut rester longtemps en posture moratoire : on décidera quand on sera grand. En invitant ses élèves à la suivre sur Facebook, l’enseignante n’a pas forcément franchi une ligne rouge : si les contenus publiés étaient restés supportables pour eux, les élèves auraient accepté cette situation, dans la mesure où, souvent, même leurs parents sont leurs « amis ». Mais confrontés, avec leurs parents, aux contenus antisémites et négationnistes, certains d'entre eux ne sont plus parvenus à se mettre en situation de neutralité moratoire. En général, les élèves peuvent aller très loin pour « sauver » leur prof, mais là, c’est l’enseignante elle-même qui semble avoir été trop loin, et largement surestimé l’inertie du système.