Il ne s’agit pas ici de décrire les diverses turpitudes du galopin de
Grenoble, jamais assez galopin à son goût d’ailleurs, qui commença son École
centrale comme un cancre, et la finit comme un animal de concours. Il ne s’agit
pas même de détailler le programme et l’excellence de ces collèges des
Lumières, établis par l’Ancien Régime sous l’influence des Lumières, et
conservés par la Révolution. Mais si Stendhal fut un étrange collégien, il
n’est pas moins évident qu’il fut, au 20e siècle, un
« classique » éprouvé, et ce n’est pas Régis Debray, venant comme la
grêle après la tempête pour réhabiliter Hugo, qui pourra détrôner Stendhal dans
le cœur des professeurs, si ce n’est celui des élèves. Le procès en
individualisme fait à l’égotisme de Stendhal ne pourra pas combler le fossé que
ressentent en effet beaucoup de professeurs entre leur culture et celle de
leurs collègues, sans parler de leurs élèves. Le « stendhalien » est
toujours un professeur en décalage, aimant les arts et la musique, les voyages
et l’amour, par rapport aux aspirations plus matérialistes ou plus politiques
de ses collègues. Stendhal sera toujours un jardin secret.
J’ai vu mourir le stendhalisme à Lausanne. Je n’ai jamais rencontré
Ernest Abravanel, libraire dans la rue du Grand-Chêne, éditeur d’une première
série d’œuvres complètes en dix volumes aux Éditions Rencontre, puis en 54
volumes, distribués par le Cercle du bibliophile. Mais j’ai beaucoup fréquenté
la petite librairie sur le quai de Cully que tenait sa veuve, Maren Abravanel,
à l’enseigne du Grand-Chêne. Elle-même était Allemande et spécialiste de Rilke,
qui voisinait ainsi merveilleusement avec les éditions historiques de Stendhal,
au bord du plus grand lac d’Europe. A l’université, mes maîtres étaient passionnément
stendhaliens, et se faisait une mission d’arracher Stendhal aux griffes de la
Droite (Bardèche, les hussards, etc.). J’ai même perdu un point à mon examen de
licence pour n’avoir pas manifesté d’enthousiasme à l’égard de la formule
d’Auerbach : « Un grand-bourgeois aristocrate ».
En Suisse, pays dont le fédéralisme est la « nature » comme le
déclara Bonaparte, chaque État confédéré possède son propre système scolaire,
et le plan d’étude fédéral n’impose que des compétences très abstraites. Chaque
établissement secondaire supérieur (Gymnase ou Collège selon les « Cantons »
qui sont de véritables États) suit un programme qu’il définit lui-même, l’écrit
du bac par la réunion des collègues concernés, et l’oral par chaque professeur,
une dizaine de livres environ. Je connaissais le Rouge de mes études et je découvris la Chartreuse à l’occasion d’un écrit commun de bac. L’établissement
dans lequel je travaillais alors, le Gymnase de Chamblandes à Pully (toujours
au bord du lac, option planche à voile) avait la bonne habitude d’imposer un
grand roman en commun à tous les élèves de l’établissement pour l’examen écrit.
J’aimais cette habitude civique de la contrainte collective (aujourd’hui
abandonnée sous la pression de l’individualisme pédagogique). On devine combien
il est étrange pour un pays de soixante millions d’habitants qui reçoit ses
« sujets » du Ministère, d’apprendre que dans un minuscule pays
voisin, un seul établissement peine à faire partager un auteur à une quinzaine
de professeurs. Ainsi mon souvenir du premier cours de bac sur La Chartreuse est-il encore tout
brillant des rayons d’un soleil printanier sur le lac Léman, lac dont la
lumière particulière, m’avait dit Patrizia Lombardo, évoque tant l’Italie du
Nord.
Le Rouge est un roman plus sombre, qui séduit les classes plus déshéritées :
la volonté de revanche sociale, l’ambition, l’hypocrisie, et la séduction, puis
le renoncement à « parvenir » et le bonheur en prison. J’ai pu voir à
quel point une classe pouvait tenir à son héros : presque impossible de le
« tuer » à la fin du livre ! Ce fut même encore plus dur à
accomplir avec les adultes qui suivaient les cours du « Gymnase du
Soir », une institution semi-publique qui permettait aux candidats sans
bac d’entrer à l’Université par un examen préalable. Pour tuer Julien Sorel,
nous dûmes sortir dans le square voisin pour dissiper l’émotion dans la
nature ! La Chartreuse, au
contraire, fut le roman des classes « merveilleuses », celles dans
lesquelles le narcissisme du professeur rencontre celui des élèves, et celles
aussi où le seul problème des élèves était de trouver l’amour, comme pour
Fabrice. Lorsque les élèves perdirent leur capacité de lecture, au tournant du
millénaire, Les Chroniques italiennes
me permirent de poursuivre la lecture de Stendhal en détail, dans des formats
plus réduits.
Dans ma formation, j’avais encore écouté les derniers positivistes et
vu le début des formalistes. Je ne me trouvais à l’aise ni avec les professeurs
qui se demandaient « si Stendhal avait vraiment voulu dire tout
cela », ni avec ceux qui pensaient avoir tout fait en distinguant
l’auteur, le narrateur et le personnage. Je suis resté fidèle à l’École de
Genève, dans un horizon herméneutique, au service du texte d’abord. Mais le
moteur de la lecture scolaire n’est pas la connaissance des textes, qui en est
au mieux la cause finale. Le moteur c’est l’imaginaire et l’identification aux
personnages, aux situations. Aujourd’hui enfin, Hélène Merlin-Kajman dans son
récent Lire dans la gueule du loup
(Gallimard, nrfessais, 2016) ose
affirmer l’importance de la lecture accompagnée dans la pédagogie de la
littérature, le « partage transitionnel ». Nous lisons
« poétiquement », nous lisons « génétiquement », mais l’imaginaire reste le privilège de
quelques auteurs de premier ordre qui l’ont partagée dans leurs essais de lecteurs : Gide, Breton, Malraux, Gracq,
Yourcenar. Cette critique « artiste » est celle, première, de tout
adolescent découvrant la littérature. Après vient le temps de la réflexion, de
la connaissance et du concept, le temps de la dissertation. Mais il s’enracine
dans une expérience de lecture première, passionnée, qu’il ne pourrait
provoquer. Stendhal restera longtemps un prince de l’imaginaire, et donc de la lecture scolaire.