mardi 9 août 2016

Sur l’inertie des institutions pédagogiques, et les causes de leur manque de réactivité en général




Anne Guerrier (la bien-nommée) est professeur d’anglais dans les classes préparatoires du grand Lycée Janson-de-Sailly, à Paris (l’établissement tire son nom de l’avocat parisien Janson, ancien Vénérable de la Loge Les Philadelphes, qui laissa une donation importante pour fonder un lycée laïque). Depuis quatre ou cinq ans, Anne Guerrier poste sur les réseaux sociaux des messages complotistes, antisémites, négationnistes, et racistes (ces trois dernières qualifications sont clairement pénales). Personne ne s’en est particulièrement ému. Ce n’est que lorsque l’enseignante a proposé à ses élèves de la suivre sur les réseaux sociaux que le scandale est apparu. Là encore, le NET fait la police du NET. Il semble depuis lors qu’une enquête ait été diligentée par l’établissement à la demande de la Ministre de l’Éducation nationale (visiblement plus sensible que l’établissement aux mouvements de l’opinion).
Il est clair qu’en dehors de questions de service très précises, liées à ses responsabilités dans l’établissement, il n’y a pas de « devoir de réserve » pour un enseignant. Ses obligations sont celles de tous les citoyens et sa liberté d’expression est totale. Mais avec le négationnisme, l’antisémitisme et le racisme en général, on sort de la liberté d’expression et on entre dans l’ordre du droit pénal, puisque ces « opinions » sont considérées comme des agressions verbales. Et ce n’est donc pas en tant que professeur, mais en tant que citoyenne qu’Anne Guerrier doit d’abord être sanctionnée. Les sanctions pédagogiques, parallèles à l’enquête pénale, devraient être motivées d’abord par la perte du rapport de confiance pédagogique entre l’établissement et le professeur. Et là encore, ce n’est pas en invitant ses élèves sur les réseaux sociaux que la professeur s’est mise en tort, mais en manquant gravement à l’objectivité nécessaire au métier.
Oui, les réseaux sociaux s’infiltrent dans l’école, au rythme lent de l’acquisition des compétences nécessaires par les professeurs. La « signature médiatique » ordinaire des enseignants, la trace de leur usage des moyens pédagogiques qu’ils laissent en classe, montre encore une écrasante prédominance du tableau noir, des photocopies et du rétroprojecteur. Mais les classes ont leur groupe WhatsApp, parfois leur page Facebook, et leur fil Instagram, sans parler des échanges furtifs de photos sur Snapchat. Peu de professeurs ont encore pris conscience de l’usage qu’ils pourraient tirer des réseaux sociaux pour l’organisation de leurs classes, mais aussi pour leur enseignement. Des vidéos peuvent résumer des leçons, des blogs peuvent développer des questions et des arguments, des tableaux Pinterest peuvent rassembler l’iconographie, etc. Mais les établissements ne sont pas tous bien équipés, ayant fait le mauvais choix d’appareils collectifs peu performants, et vite endommagés. Pour ma part, il m’est arrivé de donner des cours avec mon ordinateur, avec mon iPad bien sûr, mais aussi parfois avec un Keynote sorti de mon iPhone !
Pour revenir à mon sujet, les réactions nécessaires de l’institution pédagogique au négationnisme et à l’antisémitisme, je me souviens de la crise ouverte en 1986 par l’intervention d’une enseignante lausannoise, Mariette Paschoud, lors de la défense d’une thèse négationniste à Paris. Le directeur du Gymnase de la Cité, le plus gigantesque imbécile que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans ma vie (il est mort, mais pas même de ça), la soutenait mordicus, car elle appartenait au Service féminin de l’Armée, et présidait la Société vaudoise des officiers. Son mari et elle éditaient un petit journal d’extrême-droite, la vraie, qui s’appelait Le Pamphlet. Après diverses manifestations des élèves, l’enseignante négationniste fut affectée par l’État de Vaud aux Archives cantonales et prit sa retraite en 2006, sans avoir plus jamais fait parler d’elle !
En trente ans, l’antisémitisme est revenu dans les fourgons des islamistes, et le négationnisme est largement diffusé dans tout le monde musulman. Les obscurités des attentats du 11 septembre ont fait surgir un autre monstre porté par la vague des réseaux sociaux, le complotisme. Faire du gouvernement américain l’unique responsable de tous les maux humains, en étroite association avec le gouvernement israélien bien sûr, est aujourd’hui presque une perspective dominante dans l’opinion publique. Et le plus étrange, c’est que cette vague est partie de l’extrême-droite américaine, et des journaux de Rupert Murdoch (le plus grand malfaiteur peut-être du second 20ème siècle). Un mélange de bigoterie étroite, de déficit scolaire, de consensus des grands médias trop affiché en faveur de la mondialisation, nous a amenés à ce retournement de l’opinion contre les « élites », et ce populisme est partout le fondement du complotisme. Mais les établissements pédagogiques, parce qu’ils méconnaissent leur environnement médiatique, ne sont pas assez inspirés par le complotisme pour soutenir, fût-ce fort passivement, les dérives des enseignants.
La raison de l’inertie des établissements pédagogiques devant les errements négationnistes doit au contraire être recherchée, selon moi, dans leur fonctionnement propre. Dans ces grandes machines qui scolarisent plus d’un millier d’élèves (pour Janson de Sailly 3850 élèves, 638 membres du personnel, 350 professeurs), on perd toute dimension humaine : il est impossible de connaître la majorité des élèves, et même la majorité des collègues). En se confrontant à une telle « grande machine » sociale, chacun doit définir, pour survivre à la masse des interactions inutiles, une « zone de confort » bien délimitée. Tout employé de n’importe quelle entreprise se constitue naturellement une telle « zone de confort » et s’y enferme pour s’y défendre. Certes, le management peut toujours prendre des initiatives pour limiter l’inertie des employés. Mais dans une énorme organisation comme l'école, il n’en va pas ainsi et le facteur d’inertie se multiplie par le nombre de niveaux hiérarchiques. Je vais essayer d’évoquer brièvement l’emboîtement de ces « zones de confort ».
Au sommet du système scolaire, le management général de l’école a pour zone de confort l’idéologie : mettre l’élève au centre du système, simplifier les programmes, moderniser les contenus, faciliter les transitions, limiter le redoublement, surveiller le décrochage scolaire, intégrer les handicapés, s’ouvrir aux familles, parler le moins possible des religions, tout cela fait partie d’un discours inapplicable dans la réalité, mais très satisfaisant à tenir, particulièrement devant les médias. La zone d’inconfort est alors constituée par la confrontation avec les intéressés, syndicats de professeurs et parents d’élèves, jamais contents et toujours revendicatifs. La régulation de cette zone d’inconfort se fait par le budget, restreint en cas de consensus, élargi en cas de crise. Le dysfonctionnement d’un professeur ne pose problème que s’il est connu des médias, ce qui est très rare et aléatoire, étant donné que les médias ne cherchent rien, mais font remonter des informations si elles leur parviennent.
Au sommet des établissements, les directions ont pour zone de confort le travail administratif : payer les salaires, répartir les classes, faire les horaires, acquérir les équipements nécessaires, les fournitures consommables, etc. Le travail de bureau est gratifiant, parce qu’il est paisible et utile. L’interaction avec les agents, personnels et professeurs est au contraire déstabilisante et inconfortable. Toute l’autorité de l’administration est mise au service de l’économie d’efforts, et de l’élargissement de la zone de confort. Chaque dysfonctionnement d’un intervenant met clairement en lumière les limites de l’administration, et la faiblesse de son autorité. Toute mesure énergique est susceptible d’être sanctionnée par le droit de recours. Toute prise de position nette provoque un caractère fâcheusement irréversible de la situation, tout retour sur une décision mettant en question l’autorité de l’administration. Au fond, selon le célèbre adage, il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne suffise à régler.
A un niveau intermédiaire, il est évident que la révolution technologique va imposer à tous les acteurs de l’éducation un contrôle accru des communications numériques à l’intérieur de l’établissement. Le nombre de rackets, de tricheries, de harcèlements, de pression, qui ont les réseaux sociaux pour scène et pour moyen d’action en ont fait un point névralgique du climat pédagogique. Mais au lieu de se spécialiser dans la connaissance des réseaux sociaux, les informaticiens des collèges et lycées perdent leur temps à monter des réseaux inutiles, fragiles et inconfortables, qui ressemblent à une caricature des laboratoires de langue de ma jeunesse. Le wifi pour tous et la machine individuelle pour chacun constituerait une politique simple et efficace, qui laisserait du temps pour la surveillance des contenus et des échanges. Il faudrait pour cela que les responsables informatiques soient hyperconnectés et réactifs, de manière à pouvoir signaler tout de suite les dérapages. Or la plupart d’entre eux retardent non seulement sur les élèves, mais même sur les profs. On objectera la liberté d’expression : mais c’est oublier qu’on reste toujours dans le cadre de l’éducation. Si on élève traite son prof ou son voisin de koufar ou de feuj, il doit se retrouver puni dans la journée.
Les professeurs, eux, ont pour zone de confort leur enseignement. Le monde pour eux s’est arrêté à la fin de leurs études et la définition officielle de leur compétence les autorise à la faire valoir durant quelques décennies. Bien sûr, la classe est un lieu de pouvoir, et de confrontation avec une vingtaine et souvent une trentaine d’adolescents, que leurs parents eux-mêmes n’arrivent pas vraiment à contrôler, et dont le système nerveux en formation démultiplie l’hystérie et la paranoïa. Mais le professeur en tant qu’agent de la sélection sociale, est puissamment aidé par l’instinct de conservation : la classe est une horde qui cherche à survivre, comme l’école est une boîte de Skinner dont les rats cherchent la sortie. Pour peu que se développe en lui une certaine parentalité, le professeur peut donner aux relations scolaires une tonalité affective de bon aloi, qui permet en faisant attention à (presque) tous de mettre la horde en confiance. Les relations des professeurs entre eux sont extrêmement superficielles et largement projectives : les collègues, mal connus, sont généralement hâtivement jugés et peu écoutés (sauf sur les aléas de leur vie quotidienne, bébés, voitures, sports, maisons). Un jugement très défavorable sur les opinions ou les discours d’un collègue ne change rien au travail quotidien.
Enfin, les élèves ont pour zone de confort la classe, dont leur prof occupe le centre. Si le prof conduit le groupe avec assez de bienveillance et d’efficacité, il peut raconter ce qu’il veut. À moins de choquer frontalement les valeurs adolescentes (tolérance, antiracisme, égalitarisme), le professeur peut développer des opinions qui seront facilement relativisées, si elles ne sont pas absorbées. En fin de compte, peu d’opinions des enseignants font beaucoup d’effet sur les élèves, s’ils ne les partagent pas déjà. La loyauté familiale, en revanche, peut jouer un très grand rôle dans l’écoute du discours professoral, qu’il soit conforme au non au discours familial. En général, l’élève est capable de rester neutre dans les contradictions qui le mettraient en difficulté. L’adolescent, pour tout ce qui est difficile à trancher, peut rester longtemps en posture moratoire : on décidera quand on sera grand. En invitant ses élèves à la suivre sur Facebook, l’enseignante n’a pas forcément franchi une ligne rouge : si les contenus publiés étaient restés supportables pour eux, les élèves auraient accepté cette situation, dans la mesure où, souvent, même leurs parents sont leurs « amis ». Mais confrontés, avec leurs parents, aux contenus antisémites et négationnistes, certains d'entre eux ne sont plus parvenus à se mettre en situation de neutralité moratoire. En général, les élèves peuvent aller très loin pour « sauver » leur prof, mais là, c’est l’enseignante elle-même qui semble avoir été trop loin, et largement surestimé l’inertie du système.



mercredi 13 juillet 2016

Panégyrique de M. Silvio Amstad

Les Anciens appelaient panégyrique l’éloge sans restrictions ni nuances d’une cité, d’une tribu, d’un homme, en présence de tout le peuple assemblé. J’ai donc aujourd’hui l’honneur et le plaisir de prononcer devant vous le panégyrique de notre collègue au moment de sa prise de congé du Gymnase de Morges.

Depuis la fondation du Gymnase, M. Silvio Amstad a représenté parmi nous l’esprit de Zurich, clair, logique et toujours systématique. Contrairement à beaucoup d’entre nous, il n’était nullement prédestiné à l’enseignement. Même s’il n’a pas conduit de bateau sur le Mississippi, il a tout de même fait beaucoup de choses différentes avant d’entrer dans notre cher métier. Après un certificat d’employé de commerce, il travaille à Payerne chez Eternit, où il introduit déjà l’informatique (sur cartes perforées ?). Ensuite il travaille au service des automobiles à la Blécherette, dans la gestion des permis de conduire. Et finalement à la Ville de Lausanne et au secrétariat du Gymnase de Chamblandespendant ses études au Gymnase du Soir et à la Faculté des Lettres, jusqu’à sa licence d’archéologie. Mais le Canton de Vaud a besoin de profs d’allemand plus que d’aventuriers de l’Arche perdue.

Au Collège de Nyon, M. Amstad commence l’informatisation de la grammaire allemande, sur le réseau de l’époque : le Videotex. Appelé à essuyer les plâtres du Gymnase de Nyon, il poursuit ce travail de pionnier au sein d’un établissement d’esprit assez contraire à l’innovation pédagogique. Le Gymnase de Nyon était alors une monarchie absolue, avec ses courtisans, ses artistes et ses fous. Au Gymnase de Morges, dès sa fondation, M. Amstad participe à la création d’un établissement ouvert, où les maîtres sont à l’origine des initiatives pédagogiques.

Ainsi, presque tout de suite, surgit une première révolution : une salle d’informatique ouverte aux élèves permet librement la consultation d’internet (on est en 1993). Je rappelle que les élèves de notre Gymnase aujourd’hui ne peuvent toujours pas accéder au wifi, pourtant installé. Autre temps : la méfiance procédurière a remplacé la confiance dans le bon usage de la technologie.

Ensuite, M. Amstad met en ligne le site du Gymnase de Morges, dont il sera le webmaster incontesté pendant vingt ans. En France, mes collègues me disaient : « Je regarde les liens pédagogiques sur le site du Gymnase de Morges, tu connais ? ». Cette référence précieuse n’est plus. Le vide a pris sa place. Un bouddhiste comme M. Amstad ne peut s’en étonner, car il a d’ailleurs aussi mis en ligne le site du dôjô zen de Montreux (<dojosansui.ch>).

Le site du Gymnase de Morges étant le premier de toute la Suisse scolaire,nous recevons donc un diplôme européen d’ « école innovante » que notre ancien directeur, M. Felberbaumet M. Amstad vont chercher à Berne. Il y a longtemps que je n’ai plus revu ce magnifique diplôme, qui ornait autrefois l’espace d’accueil du Secrétariat. Peut-être est-il aujourd’hui dans le bureau de M. Denis Rochat. Il y serait en tout cas en bonne place. M. Amstad enseigne alors, à ses moments perdus, la construction de sites à l’Université populaire de Lausanne, où notre ancien collègue M. Beetschen suivra ses leçons et ses conseils pour mettre en ligne avec succès le site du Séminaire pédagogique de l’enseignement secondaire.

Au moment de la création de la Maturité professionnelle commerciale, M. Amstad prend les commandes de cette nouvelle formation mixte. Il est à l’origine du projet le plus innovant proposé par le Gymnase de Morges, la Maturité bilingue français-allemand, dont Morges a conservé longtemps le monopole. Il enseignera l’histoire en allemand dans cette nouvelle voie de formation. L’informatisation de la grammaire allemande se poursuit et fait l’objet d’une émission de la Télévision alémanique le 15 février 2000. Enfin paraît la méthode d’allemand de M. Amstad, Im Falle eines Falles, chez l’éditeur Klett Verlag, que de nombreux gymnases ont reprise et reprennent encore.

En 2005, M. Amstad rencontre la Chine. Il visite toute l’Asie, et apprend la langue. Il passe le premier examen de chinois HSK et propose une application, MEILONG, pour l’apprentissage du chinois, et TOPVOC sur le même modèle pour les langues européennes. Enfin, il ouvre au Gymnase un cours facultatif de chinois (7 volées à ce jour). Avec le départ de M. Amstad, l’horizon du Gymnase va se restreindre. Il me paraît très important, dans les futurs engagements, que le critère, sinon ethnique ce qui ne veut rien dire, mais surtout culturel, soit vraiment pris en compte. La connaissance de Cossonay étant bien établie, il faut songer maintenant au reste du monde émergé.

A la fin de ce panégyrique, je souhaite rappeler que le rayonnement d’un établissement repose sur la capacité de ses enseignants à transcender par leur personnalité tous les règlements, nécessaires mais pas suffisants, de notre activité. C’est par leurs passions que les maîtres de gymnase laissent une trace dans les mémoires et dans les cœurs, et pas seulement par leurs petites moyennes. Voies de formation nouvelles, moyens d’enseignement innovants, attirance méthodique pour les cultures et les continents lointains, M. Amstad se retire en laissant la trace d’un parcours admirable.

mercredi 15 juin 2016

L'individu et l'institution

Trois élèves de première année au Gymnase de Morges ont lancé un site d'évaluation des professeurs. Tous les élèves du gymnase le savent, mais ils n'en font pas grand cas : Vous comprenez, M'sieur, c'est que des première année... Au cours de sa scolarité secondaire supérieure, le gymnasien découvre en général que les profs ne sont pas ses ennemis, mais plutôt des auxiliaires sur lesquels il peut s'appuyer (méthode chat botté). Alors des premières, vous comprenez M'sieur...
Je me rends sur le site, sans m'identifier (prudence) : les questions sont bien posées, le système semble fonctionner. On annonce que les avis recueillis seront publiés ultérieurement et communiqués aux intéressés. Autrement dit, il leur seront balancés dans la g... sans autre précaution. 
A la fin de la dernière conférence, un prof demande à la direction si elle est au courant, et quelle réaction est envisagée. L'embarras est sensible, mais la réaction est forte : les trois élèves sont amenés par leur fond de culotte dans le bureau de la directrice, et sommés de faire disparaître le site. Les deux comparses obtempèrent immédiatement, et vont tenter de se faire oublier (leurs visages seront d'ailleurs floutés dans les photos de presse). Mais le protagoniste, MG, après avoir fait mine d'obéir, rouvre le site. Cette insubordination est punie d'un mois de "suspension" (c'est pas l'estrapade mais l'exclusion des cours). Nous sommes à la fin de l'année scolaire, MG sera en Angleterre l'an prochain (maturité bilingue), et reprendra dans un autre gymnase pour la 3e année. Le Gymnase de Morges est, de fait, débarrassé de lui. Le site existe toujours, mais les professeurs ont reçu une lettre de MG, coaché par ses parents, un peu conseillé aussi sans doute. Sa mère enseigne dans une école de théâtre, son père est psychologue. On n'est pas chez les déshérités.
Je réponds à cette lettre : selon l'expérience acquise par les hautes écoles de la région (Université de Lausanne, EPFL, HEPL, Université populaire de Lausanne), l'évaluation des enseignements n'est possible que si trois conditions sont réunies :
1. L'institution est à l'origine du dispositif.
2. Les enseignants sont informés et d'accord avec le dispositif.
3. Les résultats sont traités par une instance tierce, et non par la direction, au moins dans un premier temps, pour informer le professeur dans un cadre plus ou moins sécurisant et positif.
Aucune de ces trois conditions n'étant remplies en l'occurrence, on peut qualifier à mon avis le site <evaluetonprof.org> de terrorisme numérique, sans aucune valeur pédagogique ni éthique. Un caniveau pour les règlements de compte. Je ne connais pas le contenu des remarques des élèves, mais l'amateurisme du dispositif empêche de le prendre le moins du monde au sérieux (même par les élèves). 
Du point de vue juridique, la question n'est pas simple : l'atteinte à l'image, voire la diffamation, ne semblent pas attestées avant la divulgation des avis recueillis. Mais on est clairement à la limite. Le funeste juridisme du Département hésité à protéger vraiment les professeurs, alors qu'il n'avait pas hésité longtemps à faire appeler les parents, dans le courrier officiel, Mesdames et Messieurs les "responsables financiers"...
Sur quoi, la presse s'en mêle : dans les forums, un torrent de boue se déverse sur la directrice du gymnase. C'est le carnaval du ressentiment : l'individu déclare la guerre à l'institution au nom de ses mille petits griefs particuliers. On me dit : puisqu'on le fait bien pour les hôtels et les restaurants, pourquoi pas pour les écoles et les profs ? Une collègue, en proie à une vive émotion, me dit : Mais j'ai eu des mauvais profs. À toutes les objections, elle répond invariablement : J'ai eu des mauvais profs... Comme si on lui avait manqué, dans sa confiance de base.
Sur quoi, je me prends à songer aux destins des institutions. Placées au-dessus de l'individu, l'écrasant de toute leur masse, elles ont nécessairement une face noire, abusive, destructrice, parfois mortelle. Elles ont donné aux particuliers qui s'étaient emparé des commandes l'occasion d'assouvir leurs passions sans retenue. Elles ont été détournées, instrumentalisées, abusées.
Mais elles ont civilisé l'homme. Le torrent d'âcres petits griefs particuliers déversés sans orthographe dans les forums peut-il civiliser l'homme ?
Sur le fond, je ne suis pas contre l'évaluation des enseignements au gymnase, mais organisé selon les règles de l'art, et non selon les règles du terrorisme numérique.

dimanche 12 juin 2016

La cabane de Luan




C'est une grande cabane, au-dessus de Corbeyrier, village tourmenté qui se penche sur le Haut-Lac. Le hameau de Luan se trouve sur la route qui monte à l'Hongrin, et puis au Col des Mosses. Une dizaine de chalets se tiennent sur une prairie en pente forte. La cabane des maîtres du Collège est posée en contrebas de la route, à la lisière de la forêt.
Cette cabane possède en effet une longue histoire pédagogique : elle appartient depuis toujours aux profs du Collège de Béthusy (l'ancien Collège Classique Cantonal, le CCC, l'orgueil de Lausanne, le couronnement de la carrière), qui, génération après génération, ont réussi à la retaper et à la maintenir en état de recevoir des classes, ou des groupes. Il existe une vidéo qui montre des photos de mes vieux profs à l'œuvre. Il y avait le célèbre Mordache, notre prof d'allemand, qui avait croisé Hitler à Vienne et "aurait pu le tuer, s'il avait su". Nos maîtres avaient même posé la charpente, paraît-il, de leurs propres mains, à torse nu, en vidant force litres de vin blanc. Tel était le mythe de la cabane. Il métamorphosait nos profs, avec leur pauvre costume bon marché de la semaine, en héros de l'Antiquité presque, en Argonautes peut-être, mais surtout en grands gamins heureux.
Dans la cabane de Luan, nos maîtres organisaient des camps de ski, ce qui était mon cauchemar d'éternel débutant, toujours maladroit. Mais il y avait les filles, et nos maîtres toléraient une certaine débauche, une petite surboum à l'électrophone le dernier soir, avec quelques slows gluants. Les adolescents d'autrefois étaient fort timides et fort pudiques. Je me souvient pourtant des seins des filles de ma classe, quand on dansait serrés, ou plutôt des armatures des soutiens-gorge rembourrés. Quelques camarades, qui étaient déjà orientés vers les plaisirs interdits, ont été plus loin entre eux, comme j'en reçu l'aveu une trentaine d'années plus tard ! Mais bien des camarades de ma classe mourront sans avoir même imaginé la scène.
Ces petits émois anodins ne suffiraient pas cependant à motiver la notation de ces quelques souvenirs, si, assis sur des billes de bois fraîchement coupées, nous n'avions pas entendu Mordache, notre prof d'allemand, entamer après un court silence la lecture du Cornett de Rainer Maria Rilke :

Reiten, reiten, reiten, durch den Tag, durch die Nacht, durch den Tag.
Reiten, reiten, reiten.
Und der Mut ist so müde geworden und die Sehnsucht so gross.

Chevaucher, chevaucher, chevaucher, à travers le jour, à travers la nuit, à travers le jour.
Chevaucher, chevaucher, chevaucher.
Et le courage est devenu si las, et la nostalgie si grande.

En quelque seconde, de sa voix simple et dure avec son accent lausannois, Mordache avait effacé dans mon esprit la cabane et les douces collines, les chalets et les pentes. J'étais dans la puzsta, je suivais le Prince Eugène, au bout du désert il y avait les Turcs et la mort.
Il y avait surtout une immense révélation : le pouvoir absolu de la littérature, des mots rassemblés. Je savais que l'allemand était une langue très poétique. J'avais appris par coeur des ballades de Goethe ou de Heine. Mais là, c'était toute la puissance de l'imaginaire qui m'apparaissait. Il faut dire que le Cornett du régiment de cavalerie commandé par le baron de Piovano s'appelait Christoph von Rilke auf Langenau, Gränitz und Ziagra zu Linda, et que, pour posséder un tel nom, je serais volontiers mort à vingt ans en combattant les Turcs, mais non sans une nuit d'orgie dans un château hongrois. Cela me semblait alors la meilleure existence possible. Je ne savais pas encore comment traverser la vie, comment atteindre paisiblement soixante ans.
Et puis plus tard, dans les classes austères de la Mercerie, un petit jésuite italien recueilli par le Canton de Vaud parce que défroqué, et qu'on occupait à nous enseigner le latin, laissa tomber ces mots en fermant son Virgile : Maioresque cadunt altis de montibus umbrae. Et là encore, notre austère salle de classe, avec ses vieux dictionnaires en ruine, fut illuminée par les ombres qui tombaient sur la voix du cygne de Mantoue.
Et pourtant, c'était un très mauvais prof.



samedi 11 juin 2016

J'ai eu un mauvais prof

A. J'ai eu un mauvais prof !
B. Oui, c'est possible. Toutes les institutions ont leur envers nul, sombre, violent, atroce. Les pervers s'en emparent pour jouer à déstabiliser les usagers, et sont rarement repérés et punis. Les personnes brisées par la vie peuvent subsister longtemps, portées par les institutions, mais mortes et détruites de l'intérieur. L'alccol, le divorce, les accidents, les suicides, les deuils, peuvent tuer toutes les motivations pédagogiques. Oui, il y a des mauvais profs, que personne ne peut vider, soit par peur, soit par pitié. Mais les institutions ont brassé les hommes, leur ont appris à vivre ensemble, à supporter les contraintes, à se dépasser dans la productivité, à convaincre dans la créativité. L'institution est comme la horde pour les animaux grégaires que nous sommes, une contrainte de survie et de dépassement. Au gymnase, les élèves sont des vétérans de l'école, ils ont tout vu : les fous, les sadiques, les mélancoliques, les désespérés, les pervers. Tout ce qui ne vous tue pas vous renforce.
A. Oui, mais j'ai eu un mauvais prof.
B. Et puis zut, les élèves d'aujourd'hui sont trop gentils, trop craintifs, trop soumis. Nos profs, quand ils nous déplaisaient, on les faisait tourner en bourrique, on les ridiculisait, on les bafouait, on les empêchait d'enseigner. On n'avait pas peur des heures d'arrêt. On prenait tous les risques pour faire rire les copains. On n'avait besoin ni des parents, ni des doyens, ni de l'Internet pour se débarrasser d'eux. Nous n'avons pas été traumatisés, mais eux oui. Le rapport de force était en notre faveur. Les points qu'on perdait on les rattrapait en trichant, ou en flattant le remplaçant.
A. Oui, mais j'ai eu un mauvais prof.
B. On n'est jamais le bon prof de tout le monde, ni le mauvais d'ailleurs. C'est une grave illusion pédagogique que de croire que les affinités électives des classes et de leurs profs pourraient être établies par une science exacte. La gestion de classe est un art, qui a toujours sa limite. Il y aura toujours des transferts et des contre-transferts. Le lien irrationnel des élèves avec leurs parents se projette sur les profs, et les liens irrationnels des profs avec leurs enfants embarrassent la rationalité des rapports. Combien de fois j'ai entendu en salle des maîtres : je ne supporte pas ce genre d'élève... Et en classe, les griefs contre ses lunettes, ses chemises, ses pantalons, ses chaussures, etc. Le prof est sale, mesquin, ennuyeux. L'élève est paresseux, sournois, méchant, pré-délinquant...
A. Oui, mais j'ai eu un mauvais prof.
B. Aujourd'hui, les élèves n'ont plus aucun sens de l'effort, du travail par motivation intrinsèque. Ils pensent, et leurs parents aussi, qu'il est normal et naturel d'être totalement démotivé, et que c'est au prof de les faire travailler, et de leur donner par la ruse ou la contrainte, la motivation qui leur manque. On ne travaille plus que si un autre le veut et vous fait vouloir. Il est vrai que le prof est d'abord une volonté, bien plus qu'une science, mais il doit rencontrer d'autres volonté sur laquelle exercer la sienne. Dans le vide total, la meilleure volonté se perd en droite ligne !
A. Oui, mais j'ai eu un mauvais prof.
B. Tu as raison, c'est affreux !

vendredi 8 avril 2016

La fin des voyages de bac ?


Au cours du voyage d'étude d’un collège lausannois, un garçon de quinze ans meurt à Rome, de plaies profondes causées par des couteaux japonais dont la vente est interdite en Europe. Les couteaux en question sont retrouvés dans la cour de l’hôtel. Ses quatre camarades de chambre « dormaient ». La justice italienne a « perdu » le dossier de l’enquête. La justice vaudoise a classé l’affaire. Les parents, les pauvres, font des phrases sublimes à la Khalil Gibran. Le jeune homme de quinze ans était un vidéaste reconnu, suivi par des milliers d’adolescents.
Au cours d’un voyage d'étude d’un gymnase vaudois à Bruxelles, deux classes sont prises dans les attentats terroristes. L’une est bloquée dans un musée, l’autre à l’hôtel. Le rapatriement s’effectue aussitôt. Bravo ! Le prof belge qui avait renoncé à organiser le voyage à Bruxelles, parce que trop dangereux, n’a pas été écouté. Le pauvre, c’est le héros de l’affaire.
Le monde change, il se ferme, il devient plus dangereux. Parallèlement, les adolescents recherchent de plus en plus quelque chose que l’école ne doit pas et surtout ne peut pas leur fournir : un espace déparentalisé, ouvert aux expériences-limites de l’alcool et du sexe. Chacun veut pouvoir tester ses limites sans garde-fou. Le voyage d’étude devient le prétexte à un spring break, un nouveau carnaval libéré de toute surveillance et de toute protection. L’écart s’accroît donc entre les attentes des adolescents et celles de l’institution. Quant aux parents, ils préfèrent que les déchaînements se passent sous la responsabilité de l’État, dans l’idée de pouvoir se retourner contre les accompagnants, le cas échéant.
Dans un voyage d’étude, le seul moment propice au déchaînement, c’est la nuit. Le jour, on visite, ou on dort si les accompagnants n’ont rien prévu (tout le monde n’est pas spontanément guide touristique dans le corps enseignant). Mais la nuit, malgré toutes les consignes et tous les engagements pris et signés au Gymnase, les élèves profitent de la naïveté et de la fatigue des adultes pour faire le mur, et aller « danser » dans des établissements qui ne se remplissent qu’à deux heures du matin. Un cortège de punitions et de jours de suspension viennent donc conclure, chaque année, la semaine des voyages d’étude.
Mais il y a plus grave, et le problème ne vient pas tant des élèves que de l’institution. Par son juridisme malheureux, l’école veut offrir à « chacun » un beau voyage, une prestation calibrée et normée, équitable et mesurable. Or les voyages de bac sont une création artisanale du corps enseignant, ou plutôt d’une minorité active du corps enseignant, et pas du tout une prestation généralisable. Il n’entre pas dans la formation pédagogique de savoir voyager. Dans le recrutement, rien de tel n’est demandé. Un pauvre débutant sera donc envoyé, par les pressions de la direction en manque d’accompagnants, dans des villes dangereuses avec une classe qu’il ne contrôle pas, et qui ne pense qu’à lui échapper.
A cela s’ajoutent les fausses facilités de l’internet : le prof est sollicité d’acheter les billets d’avion de ses élèves sur sa propre carte de crédit, pour être remboursé ensuite bien sûr. Mais, ce faisant, il se prive des services d’une agence de voyages professionnelle, qui choisit les hôtels sur son expérience, et qui peut le soutenir en cas d’annulation d’un vol. Pour avoir organisé et accompagné plus d’une trentaine de voyages de bac, je refuse désormais de travailler sans agence.
Au fond, qu’est-ce que le voyage ? D’abord et surtout, un privilège. Les bourgeois voyagent, ils ont « fait» tous les pays du monde, ils aiment découvrir l’art, la gastronomie, les spectacles du monde. Ils en rapportent des photographies, des diapositives, des albums qu’ils aiment infliger à leur voisinage. D’autre part, les « routards » voyagent, plus pauvrement bien sûr, mais certainement plus près des peuples de notre planète. Bourgeois et ancien hippie, j’aime passionnément les voyages et j’aime faire découvrir cette géographie de l’esprit qui est l’espace même de toute vraie culture. Mais je ne peux pas demander à tous mes collègues la même disposition d’esprit. On voyage avec ses passions, mais le pauvre collègue débutant, dans une auberge de jeunesse bruyante ou un hôtel crapouilleux, responsable pénalement de tout ce qui lui échappe, que peut-il donner à ses élèves ?
Les fondateurs des voyages de bac (réservons le cas emblématique et génial de Töppfer) étaient des hellénistes et des latinistes distingués, qui emmenaient quelques élèves choisis en Grèce ou en Sicile, pour couronner un cycle d’études humanistes. Ce monde n’est plus. Nous vivons sous la pression des jeux vidéo et du Califat.

C’est la fin des voyages de bac.

dimanche 17 janvier 2016

Quel est le but de l'école ?

L'école est d'abord une grande institution, une machine aux cent mille rouages, qui occupe le temps et l'espace de manière inscrutablement vaste et diffuse. Mais, au fronton de nobles architectures, et même d'ignobles pavillons, il faut faire figurer une maxime, si possible sublime, qui puisse rassurer les usagers sur le grand dessein des autorités, et surtout contre la perte de sens dans le fonctionnement quotidien.
Au fronton de mon école, il était écrit VITAE NON SCHOLAE DISCIMUS. Cela voulait dire, dans le discours de mes professeurs : Apprenez votre allemand, apprenez votre latin et vous serez les maîtres du monde. Vous êtes là pour apprendre à dominer la société, dans les usines, les ateliers, les bureaux, les hôpitaux, les écoles, les régiments, les paroisses. Vous êtes 10% de la volée scolaire, c'est la proportion sur laquelle Périclès et Confucius se sont mis d'accord sans se connaître : il ne faut ni plus ni moins de maîtres dans une société. A ce discours, plus ou moins explicite, répondit Mai 68 : plus jamais la société bourgeoise. Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. Cinquante ans plus tard, l'inégalité s'est aggravée, mais la bourgeoisie a disparu. Les riches sont incultes et vulgaires, mais toujours plus riches. Ils ne sont plus des maîtres, juste des propriétaires, des héritiers.
Et puis ensuite, pendant cinquante ans, le nombre des élèves du secondaire supérieur a triplé, voire quadruplé. La dite "société de la connaissance" (qui vient) produira vraisemblablement un tiers d'universitaires (les maîtres) un tiers d'apprentis (les serviteurs) et un tiers de "rien du tout" scolaires qui ne seront pas forcément les plus déshérités, vu le caractère massifié de l'école. Mais ce qui manque, c'est la maxime d'une telle société. Pourquoi l'école ? Ne le demandez pas aux autorités, elles n'en savent plus rien. Plusieurs décennies de "sciences de l'éducation" paraissent avoir parfaitement lessivé la finalité du système.
Durant le processus de révision de la Maturité suisse, auquel j'ai eu le grand privilège de participer activement, l'accord s'était fait sur la notion de citoyenneté : l'école doit préparer le citoyen de l'avenir, critique et responsable à la fois. Pour que 26 systèmes scolaires différents, dans 4 langues, se mettent d'accord, et assez rapidement, c'est que le système éducatif, il y a vingt ans, partageait encore des valeurs communes. Aujourd'hui, le Canton de Vaud, ne sachant que faire de l'enseignement de citoyenneté, l'a confié aux.. géographes, qui n'en veulent pas. Il faut dire que l'enseignement de l'éthique et religions a été confié aux historiens, qui n'en veulent pas plus !
Si on se tourne vers la longue histoire de l'école, on discerne facilement ce que fut l'éducation du citoyen antique (10% dans la démocratie athénienne, 1% à Sparte). La cité se donnait pour tâche d'inculquer ses valeurs à ses enfants à travers le dressage du corps. Son but était de rassembler 7000 citoyens sur l'agora (le quorum), et plus si possible sur le champ de bataille. L'horizon de l'éducation antique, c'est le sacrifice : il est beau de mourir jeune, répètent les vieillards. Il n'y a plus de citoyens, dit Rousseau. En effet, notre nationalisme contemporain est plus confortable : passant ses journées sur les réseaux sociaux à insulter tout ce qui lui déplaît, le cybernationaliste contemporain reconnaît volontiers qu'il ne souhaite ni donner sa vie pour la patrie, ni payer ses impôts, ni élever ses enfants, ni rester avec sa femme. Et c'est pour cela que nous ne sommes pas menacés par la montée du fascisme : personne ne veut se soumettre, et encore moins se sacrifier.
Le Moyen Age a beaucoup éduqué, en partant de rien. Il a inventé l'Université, le Collège, la théologie, le droit, la médecine, les humanités, et son immense bonne volonté, malgré les mauvaises conditions, a porté essentiellement sur le sort de l'âme : le salut de l'homme était suspendu à cet immense effort de charité, diffuser la connaissance pour sauver le pécheur ignorant. 
L'humanisme a brutalement cassé ce grand dessein : la culture est devenu un jeu, un amusement supérieur, un plaisir de l'esprit et des sens. Mais les institutions médiévales ont bénéficié paradoxalement des Guerres de religion. Il fallait instruire solidement les élites pour leur éviter de tomber dans l'hérésie. Le salut s'est fait théologico-politique. Si le prince est le fondement ultime de la société, il est garant aussi du salut de ses sujets. Dans les campagnes vaudoises, le pasteur choisit l'instituteur, organise les examens, rassemble les petits au catéchisme, et leur fait chanter des cantiques. L'alphabétisation est d'abord l'effet du souci de l'âme. Pourquoi tant d'analphabètes dans un monde sans âme ?
Nous avons ensuite fait la Révolution, et l'école s'est mise résolument au service des intérêts de l'individu, ou plutôt du bourgeois, quintessence de l'individu. Et c'est alors qu'a surgi, venant des Lumières et cheminant par l'évolutionnisme, l'idée que le savoir tout entier était une réponse aux défis de l'environnement, que l'enfant faisait partie de la nature et ainsi participait à l'animalité, devant donc se "développer", au rythme de son épanouissement propre, qui pouvait d'ailleurs être mesuré scientifiquement, et donc de manière égalitaire. Contre les motivations civiques (Piaget était pacifiste) et contre les motivations religieuses, évidemment, la pédagogie issue des Lumières et de L'Emile a voulu placer l'enfant et son activité au centre de l'école. Le ressentiment à l'égard de la pédagogie a donc des origines profondes : le citoyen déplore la fin du sacrifice, le prêtre du salut, le bourgeois de l'utilité.
Aujourd'hui, la révolution est finie et le système éducatif a perdu sa finalité individualiste. Il n'est pas certain que le bon élève "réussisse" sa vie. Sur le marché, un artisan malin, un marginal inspiré peuvent ouvertement prendre le pas sur le porteur de diplômes. Que peut faire l'école ? La réponse est encore trouble, mais insistante : il faut former aujourd'hui des bons consommateurs, des personnes dont la finalité purement passive exigera parfois un peu de travail certes, mais étroitement finalisé par l'acquisition progressive de biens purement marchands, maison, voiture, culture, technique. Comme le dit l'un de mes chers amis, le Gymnase prépare très bien les élèves à l'année sabbatique.