Anne Guerrier (la bien-nommée) est professeur
d’anglais dans les classes préparatoires du grand Lycée Janson-de-Sailly, à
Paris (l’établissement tire son nom de l’avocat parisien Janson, ancien Vénérable
de la Loge Les Philadelphes, qui
laissa une donation importante pour fonder un lycée laïque). Depuis quatre ou
cinq ans, Anne Guerrier poste sur les réseaux sociaux des messages
complotistes, antisémites, négationnistes, et racistes (ces trois dernières
qualifications sont clairement pénales). Personne ne s’en est particulièrement
ému. Ce n’est que lorsque l’enseignante a proposé à ses élèves de la suivre sur
les réseaux sociaux que le scandale est apparu. Là encore, le NET fait la
police du NET. Il semble depuis lors qu’une enquête ait été diligentée par l’établissement
à la demande de la Ministre de l’Éducation nationale (visiblement plus sensible
que l’établissement aux mouvements de l’opinion).
Il est clair qu’en dehors de questions de
service très précises, liées à ses responsabilités dans l’établissement, il n’y
a pas de « devoir de réserve » pour un enseignant. Ses obligations
sont celles de tous les citoyens et sa liberté d’expression est totale. Mais
avec le négationnisme, l’antisémitisme et le racisme en général, on sort de la
liberté d’expression et on entre dans l’ordre du droit pénal, puisque ces
« opinions » sont considérées comme des agressions verbales. Et ce
n’est donc pas en tant que professeur, mais en tant que citoyenne qu’Anne
Guerrier doit d’abord être sanctionnée. Les sanctions pédagogiques, parallèles
à l’enquête pénale, devraient être motivées d’abord par la perte du rapport de
confiance pédagogique entre l’établissement et le professeur. Et là encore, ce n’est
pas en invitant ses élèves sur les réseaux sociaux que la professeur s’est mise
en tort, mais en manquant gravement à l’objectivité nécessaire au métier.
Oui, les réseaux sociaux s’infiltrent dans
l’école, au rythme lent de l’acquisition des compétences nécessaires par les
professeurs. La « signature médiatique » ordinaire des enseignants,
la trace de leur usage des moyens pédagogiques qu’ils laissent en classe,
montre encore une écrasante prédominance du tableau noir, des photocopies et du
rétroprojecteur. Mais les classes ont leur groupe WhatsApp, parfois leur page
Facebook, et leur fil Instagram, sans parler des échanges furtifs de photos sur
Snapchat. Peu de professeurs ont encore pris conscience de l’usage qu’ils
pourraient tirer des réseaux sociaux pour l’organisation de leurs classes, mais
aussi pour leur enseignement. Des vidéos peuvent résumer des leçons, des blogs
peuvent développer des questions et des arguments, des tableaux Pinterest
peuvent rassembler l’iconographie, etc. Mais les établissements ne sont pas
tous bien équipés, ayant fait le mauvais choix d’appareils collectifs peu
performants, et vite endommagés. Pour ma part, il m’est arrivé de donner des
cours avec mon ordinateur, avec mon iPad bien sûr, mais aussi parfois avec un
Keynote sorti de mon iPhone !
Pour revenir à mon sujet, les réactions
nécessaires de l’institution pédagogique au négationnisme et à l’antisémitisme,
je me souviens de la crise ouverte en 1986 par l’intervention d’une enseignante
lausannoise, Mariette Paschoud, lors de la défense d’une thèse négationniste à
Paris. Le directeur du Gymnase de la Cité, le plus gigantesque imbécile que
j’ai eu l’occasion de rencontrer dans ma vie (il est mort, mais pas même de
ça), la soutenait mordicus, car elle appartenait au Service féminin de l’Armée,
et présidait la Société vaudoise des officiers. Son mari et elle éditaient un
petit journal d’extrême-droite, la vraie, qui s’appelait Le Pamphlet. Après diverses manifestations des élèves,
l’enseignante négationniste fut affectée par l’État de Vaud aux Archives
cantonales et prit sa retraite en 2006, sans avoir plus jamais fait parler
d’elle !
En trente ans, l’antisémitisme est revenu
dans les fourgons des islamistes, et le négationnisme est largement diffusé
dans tout le monde musulman. Les obscurités des attentats du 11 septembre ont
fait surgir un autre monstre porté par la vague des réseaux sociaux, le
complotisme. Faire du gouvernement américain l’unique responsable de tous les
maux humains, en étroite association avec le gouvernement israélien bien sûr,
est aujourd’hui presque une perspective dominante dans l’opinion publique. Et
le plus étrange, c’est que cette vague est partie de l’extrême-droite
américaine, et des journaux de Rupert Murdoch (le plus grand malfaiteur
peut-être du second 20ème siècle). Un mélange de bigoterie étroite, de déficit scolaire, de consensus des
grands médias trop affiché en faveur de la mondialisation, nous a amenés à ce
retournement de l’opinion contre les « élites », et ce populisme est
partout le fondement du complotisme. Mais les établissements pédagogiques,
parce qu’ils méconnaissent leur environnement médiatique, ne sont pas assez
inspirés par le complotisme pour soutenir, fût-ce fort passivement, les dérives
des enseignants.
La raison de l’inertie des établissements
pédagogiques devant les errements négationnistes doit au contraire être
recherchée, selon moi, dans leur fonctionnement propre. Dans ces grandes
machines qui scolarisent plus d’un millier d’élèves (pour Janson de Sailly 3850
élèves, 638 membres du personnel, 350 professeurs), on perd toute dimension
humaine : il est impossible de connaître la majorité des élèves, et même
la majorité des collègues). En se confrontant à une telle « grande
machine » sociale, chacun doit définir, pour survivre à la masse des
interactions inutiles, une « zone de confort » bien délimitée. Tout
employé de n’importe quelle entreprise se constitue naturellement une telle
« zone de confort » et s’y enferme pour s’y défendre. Certes, le management peut toujours prendre des initiatives
pour limiter l’inertie des employés. Mais dans une énorme organisation comme l'école, il n’en va
pas ainsi et le facteur d’inertie se multiplie par le nombre de niveaux
hiérarchiques. Je vais essayer d’évoquer brièvement l’emboîtement de ces
« zones de confort ».
Au sommet du système scolaire, le management général
de l’école a pour zone de confort l’idéologie :
mettre l’élève au centre du système, simplifier les programmes, moderniser les
contenus, faciliter les transitions, limiter le redoublement, surveiller le décrochage
scolaire, intégrer les handicapés, s’ouvrir aux familles, parler le moins
possible des religions, tout cela fait partie d’un discours inapplicable dans
la réalité, mais très satisfaisant à tenir, particulièrement devant les médias.
La zone d’inconfort est alors constituée par la confrontation avec les
intéressés, syndicats de professeurs et parents d’élèves, jamais contents et
toujours revendicatifs. La régulation de cette zone d’inconfort se fait par le
budget, restreint en cas de consensus, élargi en cas de crise. Le dysfonctionnement
d’un professeur ne pose problème que s’il est connu des médias, ce qui est très
rare et aléatoire, étant donné que les médias ne cherchent rien, mais font
remonter des informations si elles leur parviennent.
Au sommet des établissements, les directions
ont pour zone de confort le travail administratif :
payer les salaires, répartir les classes, faire les horaires, acquérir les
équipements nécessaires, les fournitures consommables, etc. Le travail de
bureau est gratifiant, parce qu’il est paisible et utile. L’interaction avec
les agents, personnels et professeurs est au contraire déstabilisante et
inconfortable. Toute l’autorité de l’administration est mise au service de
l’économie d’efforts, et de l’élargissement de la zone de confort. Chaque
dysfonctionnement d’un intervenant met clairement en lumière les limites de
l’administration, et la faiblesse de son autorité. Toute mesure énergique est
susceptible d’être sanctionnée par le droit de recours. Toute prise de position
nette provoque un caractère fâcheusement irréversible de la situation, tout
retour sur une décision mettant en question l’autorité de l’administration. Au
fond, selon le célèbre adage, il n’est pas de problème qu’une absence de
solution ne suffise à régler.
A un niveau intermédiaire, il est évident que
la révolution technologique va imposer à tous les acteurs de l’éducation un
contrôle accru des communications numériques à l’intérieur de l’établissement.
Le nombre de rackets, de tricheries, de harcèlements, de pression, qui ont les
réseaux sociaux pour scène et pour moyen d’action en ont fait un point névralgique
du climat pédagogique. Mais au lieu de se spécialiser dans la connaissance des
réseaux sociaux, les informaticiens des collèges et lycées perdent leur temps à
monter des réseaux inutiles, fragiles et inconfortables, qui ressemblent à une
caricature des laboratoires de langue de ma jeunesse. Le wifi pour tous et la
machine individuelle pour chacun constituerait une politique simple et
efficace, qui laisserait du temps pour la surveillance des contenus et des
échanges. Il faudrait pour cela que les responsables informatiques soient
hyperconnectés et réactifs, de manière à pouvoir signaler tout de suite les
dérapages. Or la plupart d’entre eux retardent non seulement sur les élèves,
mais même sur les profs. On objectera la liberté d’expression : mais c’est
oublier qu’on reste toujours dans le cadre de l’éducation. Si on élève traite
son prof ou son voisin de koufar ou
de feuj, il doit se retrouver puni
dans la journée.
Les professeurs, eux, ont pour zone de
confort leur enseignement. Le monde
pour eux s’est arrêté à la fin de leurs études et la définition officielle de
leur compétence les autorise à la faire valoir durant quelques décennies. Bien
sûr, la classe est un lieu de pouvoir, et de confrontation avec une vingtaine
et souvent une trentaine d’adolescents, que leurs parents eux-mêmes n’arrivent
pas vraiment à contrôler, et dont le système nerveux en formation démultiplie
l’hystérie et la paranoïa. Mais le professeur en tant qu’agent de la sélection
sociale, est puissamment aidé par l’instinct de conservation : la classe
est une horde qui cherche à survivre, comme l’école est une boîte de Skinner
dont les rats cherchent la sortie. Pour peu que se développe en lui une
certaine parentalité, le professeur peut donner aux relations scolaires une
tonalité affective de bon aloi, qui permet en faisant attention à (presque)
tous de mettre la horde en confiance. Les relations des professeurs entre eux
sont extrêmement superficielles et largement projectives : les collègues,
mal connus, sont généralement hâtivement jugés et peu écoutés (sauf sur les
aléas de leur vie quotidienne, bébés, voitures, sports, maisons). Un jugement
très défavorable sur les opinions ou les discours d’un collègue ne change rien
au travail quotidien.
Enfin, les élèves ont pour zone de confort la
classe, dont leur prof occupe le
centre. Si le prof conduit le groupe avec assez de bienveillance et
d’efficacité, il peut raconter ce qu’il veut. À moins de choquer frontalement
les valeurs adolescentes (tolérance, antiracisme, égalitarisme), le professeur
peut développer des opinions qui seront facilement relativisées, si elles ne
sont pas absorbées. En fin de compte, peu d’opinions des enseignants font beaucoup d’effet
sur les élèves, s’ils ne les partagent pas déjà. La loyauté familiale, en
revanche, peut jouer un très grand rôle dans l’écoute du discours professoral,
qu’il soit conforme au non au discours familial. En général, l’élève est
capable de rester neutre dans les contradictions qui le mettraient en
difficulté. L’adolescent, pour tout ce qui est difficile à trancher, peut
rester longtemps en posture moratoire : on décidera quand on sera grand.
En invitant ses élèves à la suivre sur Facebook, l’enseignante n’a pas
forcément franchi une ligne rouge : si les contenus publiés étaient restés supportables pour eux, les élèves auraient accepté cette situation, dans la mesure où,
souvent, même leurs parents sont leurs « amis ». Mais confrontés, avec
leurs parents, aux contenus antisémites et négationnistes, certains d'entre eux ne sont plus parvenus à se mettre en situation de neutralité moratoire. En général, les élèves peuvent
aller très loin pour « sauver » leur prof, mais là, c’est
l’enseignante elle-même qui semble avoir été trop loin, et largement surestimé
l’inertie du système.