mercredi 28 juin 2017

Adieu à beaucoup de personnages et à tous mes collègues


 En remerciement pour tout ce que je viens d’entendre, je souhaite vous donner en partant quelques conseils pour « traverser la vie » et surtout, en l’occurrence, la vie pédagogique. En effet, je me rappelle que lorsque j’étais petit, assis sur le tapis de ma chambre, je me demandais avec anxiété comment « traverser la vie » quand je serais adulte, et je m’imaginais, très loin de Sainte-Croix, explorateur au Congo avec des animaux partout, ou aviateur en Océanie, allant d’île en île. Le mouvement étant forcément à mes yeux la valeur principale de ces activités, il me fallait naviguer ou survoler de grands territoires, si possible déserts. (« Navigare necesse est, vivere non necesse » dit Pompée le grand Triumvir au capitaine de son navire). Quel contraste avec notre profession si régulière et si sédentaire. Mais en fait non, sous la surface parfaitement administrée la vie pédagogique est en fait toujours nouvelle : au Gymnase aussi, on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Pas un jour je ne suis arrivé au Gymnase sans me demander : que s’est-il encore passé ?
Pour Nietzsche, ce qui caractérise la vie des dieux, la meilleure à ses yeux, se condense en trois maximes : vivre en montagne, voyager beaucoup, partir vite. Même si l’esprit étroit et routinier des Vaudois n’a pas été jusqu’à créer ce « Gymnase de montagne » (à Leysin par exemple) dont j’ai tant rêvé avec les romans de Jacques Mercanton (il en existe pourtant un en Suisse, à Davos), et qui aurait tant de succès auprès des élèves, disons que nous vivons tout de même à Morges un peu en montagne, avec l’apparition intermittente du plus beau sommet d’Europe, notre Mont-Blanc, qui nous a jamais manqué, lors des grandes journées du Gymnase. Voyager beaucoup : il est bien établi aujourd’hui que même Cendrars n’a pas pu aller en Chine sans passeport ! Mais il est sûr malheureusement que le monde est en train de se refermer sur nous actuellement, à cause de la pression des autres civilisations, mais surtout à cause du juridisme frileux des autorités scolaires. Entre le négligé des voyages en un clic et la pusillanimité des maîtres, il y avait un chemin sérieux qui s’appelait le métier du voyage, et qui s’appuyait sur des fidélités locales autant que lointaines, et sur le professionnalisme des voyagistes. Que restera-t-il du gymnase dans la mémoire de nos élèves ? Je prends le pari que nos voyages de bac figureront toujours dans les souvenirs de jeunesse des gens qui mourront vers 2090. Partir vite : c’est ce que je fais en me retirant au plus tôt, ne voulant pas m’accrocher à mon identité professionnelle comme une moule à son rocher, et surtout pour conserver un vrai projet de vie, d’ailleurs pas si défini qu’on pourrait croire, puisque reposant d’abord sur le besoin d’absence de contrainte et de liberté (d’indifférence).
En ce moment ultime, j’adore encore ce métier de professeur, comme je l’ai toujours adoré depuis quarante ans. Comment « traverser la vie » en aimant son métier toute sa vie ? Bien sûr, je ne puis vous donner que mes recettes, mais peut-être ne seront-elles pas perdues pour tout le monde. D’abord innover : notre liberté pédagogique est immense et nous n’en faisons pas grand-chose, par crainte et par fatigue. Les cours, au bout de dix ans, se figent et se fossilisent. C’est le moment de tout changer, ou de partir. Mais il y a un piège : un cours bien rodé est très efficace, et ne demande presque plus de préparation. Comme l’enseignement est gazeux, et ne prend jamais que l’espace qu’on lui laisse, condenser ses cours est avantageux : on peut s’occuper d’autre chose, sa famille, sa maison, son chalet, son bateau, etc. Mais avec l’efficacité, s’accroît aussi à votre insu le désinvestissement, qui est très pénible à compenser quand le travail soudain l’exige. Donc il faut innover pour garder toute son attention à son enseignement.
Ensuite, il faut garder un rapport professionnel avec des adultes. À force de ne fréquenter que des adolescents, on devient soi-même un adolescent rabougri, coupé des adultes, et craintifs devant les interactions égalitaires. Puisque j’en suis au chapitre des générations, je crois qu’il est essentiel pour le corps enseignant de prévenir le conflit des générations. Et pour cela, il faut faire l’effort de s’intéresser aux jeunes collègues, mêmes irritants par leur agressivité et leur suffisance parfois, et leur faciliter l’entrée dans le métier plutôt que de les rejeter comme on le fait d’un petit frère nouveau-né. De même, les jeunes collègues doivent faire l’effort de nouer une relation positive avec leurs aînés, pour recevoir d’eux une part de l’expérience de l’école, quitte à prendre ou à laisser ce qu’ils recevront. Je me reproche beaucoup d’avoir parfois rudoyé mes anciens collègues de Chamblandes, aujourd’hui tous décédés, et qui m’ont appris le métier : Jean-Charles Potterat, Jean-Louis Cornuz, Olivier Bonard.
Enfin, je ne voudrais pas quitter la conférence des maîtres sans vous demander d’applaudir les fondateurs du Gymnase, mes valeureux frères d’armes de la photo de 1993, qui sont encore parmi nous : Patrick Amiguet, Jean-Marc Bécholay, Bernard Grobéty, Tina Spagnuolo, Jean-Claude Stucky, François de Vargas, Joyce Rupp, Suzanne Werthmuller. À tous, mes remerciements pour cette belle aventure d’un quart de siècle.