Pour Nietzsche, ce qui caractérise la vie des
dieux, la meilleure à ses yeux, se condense en trois maximes : vivre en montagne, voyager beaucoup, partir
vite. Même si l’esprit étroit et routinier des Vaudois n’a pas été jusqu’à
créer ce « Gymnase de montagne » (à Leysin par exemple) dont j’ai
tant rêvé avec les romans de Jacques Mercanton (il en existe pourtant un en
Suisse, à Davos), et qui aurait tant de succès auprès des élèves, disons que
nous vivons tout de même à Morges un peu en montagne, avec l’apparition
intermittente du plus beau sommet d’Europe, notre Mont-Blanc, qui nous a jamais manqué, lors des grandes journées
du Gymnase. Voyager beaucoup : il
est bien établi aujourd’hui que même Cendrars n’a pas pu aller en Chine sans
passeport ! Mais il est sûr malheureusement que le monde est en train de se
refermer sur nous actuellement, à cause de la pression des autres
civilisations, mais surtout à cause du juridisme frileux des autorités
scolaires. Entre le négligé des voyages en un clic et la pusillanimité des
maîtres, il y avait un chemin sérieux qui s’appelait le métier du voyage, et qui s’appuyait sur des fidélités locales
autant que lointaines, et sur le professionnalisme des voyagistes. Que
restera-t-il du gymnase dans la mémoire de nos élèves ? Je prends le pari
que nos voyages de bac figureront toujours dans les souvenirs de jeunesse des
gens qui mourront vers 2090. Partir
vite : c’est ce que je fais en me retirant au plus tôt, ne voulant pas
m’accrocher à mon identité professionnelle comme une moule à son rocher, et
surtout pour conserver un vrai projet de vie, d’ailleurs pas si défini qu’on
pourrait croire, puisque reposant d’abord sur le besoin d’absence de contrainte
et de liberté (d’indifférence).
En ce moment ultime, j’adore encore ce métier de professeur, comme je l’ai toujours adoré depuis quarante ans.
Comment « traverser la vie » en aimant son métier toute sa vie ?
Bien sûr, je ne puis vous donner que mes
recettes, mais peut-être ne seront-elles pas perdues pour tout le monde.
D’abord innover : notre liberté
pédagogique est immense et nous n’en faisons pas grand-chose, par crainte et
par fatigue. Les cours, au bout de dix ans, se figent et se fossilisent. C’est
le moment de tout changer, ou de partir. Mais il y a un piège : un cours
bien rodé est très efficace, et ne demande presque plus de préparation. Comme
l’enseignement est gazeux, et ne
prend jamais que l’espace qu’on lui laisse, condenser ses cours est
avantageux : on peut s’occuper d’autre chose, sa famille, sa maison, son
chalet, son bateau, etc. Mais avec l’efficacité, s’accroît aussi à votre insu
le désinvestissement, qui est très
pénible à compenser quand le travail soudain l’exige. Donc il faut innover pour
garder toute son attention à son enseignement.
Ensuite, il faut garder un rapport
professionnel avec des adultes. À
force de ne fréquenter que des adolescents, on devient soi-même un adolescent rabougri,
coupé des adultes, et craintifs devant les interactions égalitaires. Puisque
j’en suis au chapitre des générations, je crois qu’il est essentiel pour le
corps enseignant de prévenir le conflit des générations. Et pour cela, il faut
faire l’effort de s’intéresser aux jeunes collègues, mêmes irritants par leur
agressivité et leur suffisance parfois, et leur faciliter l’entrée dans le
métier plutôt que de les rejeter comme on le fait d’un petit frère nouveau-né.
De même, les jeunes collègues doivent faire l’effort de nouer une relation
positive avec leurs aînés, pour recevoir d’eux une part de l’expérience de
l’école, quitte à prendre ou à laisser ce qu’ils recevront. Je me reproche
beaucoup d’avoir parfois rudoyé mes anciens collègues de Chamblandes, aujourd’hui
tous décédés, et qui m’ont appris le métier : Jean-Charles Potterat,
Jean-Louis Cornuz, Olivier Bonard.
Enfin, je ne voudrais pas quitter la conférence
des maîtres sans vous demander d’applaudir les fondateurs du Gymnase, mes
valeureux frères d’armes de la photo de 1993, qui sont encore parmi nous :
Patrick Amiguet, Jean-Marc Bécholay, Bernard Grobéty, Tina Spagnuolo,
Jean-Claude Stucky, François de Vargas, Joyce Rupp, Suzanne Werthmuller. À
tous, mes remerciements pour cette belle aventure d’un quart de siècle.