dimanche 9 juillet 2017

Une lettre de démission



Monsieur le Président, cher.es Collègues,

Je vous prie d’accepter ma démission de notre société professionnelle. En effet, je vais quitter à la fois l’enseignement et la Suisse, et la diminution de mes ressources ne me permettra plus d’honorer les cotisations des sociétés aux travaux desquels je ne pourrai plus participer activement. Mais je suis fier des combats que nous avons menés pour défendre notre métier, et qui leur doit d’être évidemment encore présentable aujourd’hui. D’une certaine manière, je pense que nous avons réussi à « sauver » notre métier de la prolétarisation et du misérabilisme. Malgré les tartines de marxisme qu’il vous a plu de nous envoyer parfois, nous ne sommes pas et ne serons jamais des employés comme les autres, parce que notre métier implique l’exercice de la supériorité intellectuelle, sur les élèves bien sûr, mais aussi sur les collègues et la direction.
            
Ma génération a perdu très tôt sa bonne conscience avec la Reproduction de Bourdieu (1970), et certains n’en sont même jamais revenus. La « violence symbolique », partout présente dans l’école, a cependant été relativisée par les « micro-pouvoirs » de Foucault (1975) : c’est l’action de chaque maître qui constitue la discipline de l’école, et pas quelque loi stratosphérique. Enfin le « maître ignorant » de Rancière (1987) est venu rappeler qu’un professeur est d’abord une volonté avant d’être un trajet de pensée. Contrairement à l’anarchie académique, la violence symbolique à l’état de nature, les maîtres de gymnase se plient en général à un strict égalitarisme de façade, qui sauve la possibilité de l’action collective et la stabilité de l’institution. Mais il ne faut pas s’y tromper : les détenteurs de la violence symbolique, même investis que de micro-pouvoirs, ne seront jamais des employés comme les autres ni des prolétaires abrutis.

La culture et les savoirs que nous défendons restent précieux pour l’éducation de la réflexion et de la créativité. Malgré la révolution technologique que nous traversons, malgré la mutation de la langue que nous devons bien constater, malgré l’ambivalence de la plupart des intellectuels à l’égard de notre civilisation et de son passé, j’ai eu la tâche, pendant quarante ans, d’amener des adolescents fort différents et contradictoires aux mêmes buts généraux : être des adultes prêts à jouir pleinement des nouveaux moyens de leur temps, heureux de s’exprimer de manière efficace et belle, responsable de leur histoire et de leurs actes. Cette mission a pleinement rempli ma vie professionnelle, et j’ai pu traverser ce temps sans ennui et sans amertume : il n’est pas de plus grand privilège aujourd’hui que d’être utile aux autres. 

Reconnaissant des belles études que j’avais pu recevoir, j’ai voulu partager avec ceux qui n’avaient pas eu cette chance : Gymnase du Soir, Université populaire, parents du Gymnase. Convaincu que la didactique était non seulement possible mais nécessaire, j’ai été actif pendant vingt-sept ans à l’Avenue de Cour 33. Scandalisé par la société à deux écoles dans laquelle je suis né, j’ai œuvré à les réunifier par la loi de 1984 et par la fondation de la HEP.

En prenant ma retraite, je mesure cependant tout ce qui reste à faire : les disciplines scolaires sont fossilisées en partages institutionnels stériles : il faut réunir les savoirs et leur donner de nouveaux objets contemporains et urgents. La Maturité 2050 ne devrait plus présenter que quatre notes : santé, communication, citoyenneté, développement durable. D’autre part, les élèves ne tiendront plus longtemps le gavage terroriste qu’on leur impose. Si on veut retrouver le dynamisme de la motivation intrinsèque, il faut faire appel à leur immense créativité et à leurs choix. Enfin, on ne peut plus apprendre de manière moratoire « pour plus tard ». L’enseignement doit toucher les élèves ici et maintenant pour être bien reçu.

Toutes ces révolutions vous attendent, et je me réjouis d’y assister à distance, ayant rejoint cet âge dont Platon dit qu’on y est alors libre de philosopher « pour son plaisir ». Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, cher.es Collègues, mes meilleures salutations.