dimanche 20 mai 2018

L’école, fondement de la République







En revenant de la Cinquième Journée Jean Zay organisée hier par le GODF, sur « L’avenir de l’école républicaine », je songeais au lien inextricable de la République et de l’école. Comme l’avait rappelé Dominique Schnapper récemment à la GLDF, l’Histoire montre plusieurs voies d’accès à la démocratie pour les nations européennes. La voie républicaine de la France en est une parmi d’autres, certes, mais c’est toujours celle que les Français préfèrent, et la « normalisation » démocratique de la France, entreprise par les libéraux toujours minoritaires depuis Mme de Staël jusqu’à Giscard d’Estaing, est vécue comme une déchéance de la Nation. La France entretient toujours la gloire de son héritage monarchique millénaire, par le fameux « roman national » (qui commence avec les Gaulois, mais Lavisse lui-même disait : « Nous ne sommes plus des Gaulois », ce qui n’est jamais cité). Et surtout la France conserve l’héritage de la Révolution, comme les USA conservent la mémoire de la Guerre d’indépendance. En Allemagne, en Italie, au Japon, la démocratie, qui avait été rejetée par la dynamique de la société, a été imposée finalement par les Vainqueurs de la Guerre mondiale. En Chine, en Iran, en Russie, en Turquie, elle reste un corps étranger à l’histoire nationale, même si on en respecte quelques apparences.

Pour ma part, j’ai passé toute ma vie dans l’une des plus anciennes et des plus stables démocraties de la Terre. J’ai pris l’habitude de voter contre la majorité de mes concitoyens, en matière de culture et de société, et de ne pas trop leur en vouloir (en Suisse, on a l’air plus riche quand on vote à droite, même pour les pauvres). J’essaie donc de comprendre le peuple suisse, en prodiguant des trésors d’empathie, probablement inutiles. Mais pas une minute, je n’ai eu l’idée que l’école était le fondement de la démocratie. Ma génération est entrée dans la carrière sans illusions : Bourdieu et Passeron nous avaient appris que l’école ne changerait pas la société (Les Héritiers, 1964) et qu’elle représentait d’abord un système de domination sociale (La Reproduction, 1970). Heureusement, Michel Foucault nous avait appris que les institutions reposent sur des micro-pouvoirs et non sur la transcendance des lois et des règlements (autrement dit, chaque professeur est toute l’école dans sa classe), et que la « Domination », loin d’être une catégorie transcendante, est d’abord affaire d’interactions moléculaires. Et d’autre part, que les institutions ne sont pas tant régulatrices et négatrices que productives de savoirs et de techniques. Quand je dis que Foucault nous a permis de supporter Bourdieu, je veux dire que le rôle du professeur au centre de sa classe, une fois la porte refermée, producteur de savoir autant que de socialité, restitue paradoxalement liberté et responsabilité au centre d’un système de pouvoirs, et efficacité pédagogique au milieu de la reproduction sociale. Enfin Jacques Rancière, avec son Maître ignorant (1987) nous révéla à quel point le professeur est d’abord une volonté, avant d’être un savoir, ou surtout un « rouage de transmission », selon la métaphore mécanique qui alimente inlassablement les discours les plus bêtes sur l’école.

Et c’est ainsi qu’armé de la Pensée 68 (un peu révisée à ma sauce, il est vrai), je me suis plongé dans l’enseignement secondaire supérieur (40 ans), puis dans la formation des professeurs (27 ans). Dans les salles des maîtres, j’ai rencontré toutes les nuances de la politique, mais sans trop d’extrémisme. Ayant été élu à la tête d’une société corporative, j’ai défendu comme je pouvais les droits des enseignants, et participé à la définition des structures scolaires du Canton de Vaud (26 cantons suisses = 26 structures scolaires) et des programmes (au niveau fédéral comme au niveau cantonal). La politisation des professeurs était fort variable et, même si les opinions pédagogiques différaient, la corporation a toujours su défendre bravement son métier (au contraire des journalistes, par exemple). Dans les institutions de formation des professeurs, en revanche, l’idéologie « pédagogiste » sévissait horriblement (on a beaucoup parlé de la radicalisation de la Droite au cours des dernières décennies, avec la montée du racisme et du nationalisme, mais très peu de la radicalisation de la Gauche, devenue antisémite, islamiste, néoféministe, végane, antispéciste, anti-vaccins, etc.). Et dans le monde de la Pédagogie, cette radicalisation a frappé tous ceux qui ne disposaient pas d’un solide métier et d’une solide culture. Le métier de professeur formateur est très difficile puisqu’il présuppose la synthèse des sciences humaines et la capacité à guider de jeunes adultes souvent extrêmement bien formés (entre fin des études et première insertion professionnelle, donc forcément en crise d’identité). Pour tous les formateurs qui n’avaient derrière eux que leurs échecs scolaires (présentés comme des stigmates de l’injustice de l’école), leurs échecs professionnels (idem) et leur idéologie en lieu et place de culture. De leurs engagements gauchistes, les formateurs retiennent la haine du « système » et le mépris de leurs adversaires (forcément « aliénés »). Les institutions pédagogiques se caractérisent par leur grande morbidité : dépressions, cancers, suicides, disparitions même, égrènent la mémoire vite refermée des écoles de formation. Alors que les Écoles normales d’autrefois étaient rigides, simples, mais solides, les « instituts » qui leur ont succédé ont généralement reçu de leurs étudiants le mépris qu’ils méritaient. Depuis que l’évaluation des enseignements a été introduite, les directions ont pu prendre un certain nombre de décisions indispensables, en tamisant en douceur les intervenants trop incompétents. Mais les « sciences de l’éducation » ont gardé, dans le champ de la formation professionnelle, une agressivité singulière qui est comme leur marque de fabrique, avec l’inconsistance épistémologique.

Et pourtant, la Pédagogie existe, et n’est pas simplement la « servante » de la Culture. D’abord, elle a une longue histoire, qui commence avec les Grecs et les Latins (les chapitres de la République de Platon que personne ne lit, où les dialogues de Cicéron). Elle a ses classiques : Comenius, Rousseau, Pestalozzi, Piaget, Dewey, Vygotsky. Elle a ses héros : Montessori, Freinet, Korczak. Elle a ses contempteurs : Schopenhauer, Nietzsche, Arendt. Mais curieusement, cette culture reste aussi étrangère aux professeurs qu’aux formateurs. La pédagogie a pour objet la relation au savoir en général, l’apprentissage, et la relation au maître dans l’apprentissage. Elle a une dimension empirique évidente : enquête scientifique autour des hypothèses sur le fonctionnement des systèmes complexes d’apprentissage. Elle a une vocation expérimentale évidente : recherche-action autour de la créativité pédagogique des intervenants divers, y compris l’élève. Mais tout aussi curieusement, la recherche dans les sciences de l’éducation est méprisée aussi bien des autorités concernées que des utilisateurs potentiels. Le paradoxe de ma carrière a été de devoir sans cesse attaquer le « pédagogisme » tout en défendant la possibilité même de la Pédagogie. Je ne pense pas que ce paradoxe disparaîtra de sitôt : la mauvaise foi des uns, défense de l’inculture déshéritée, et l’agressivité des autres, défenses des illusions gauchistes, maintiendront durablement, autour de la Pédagogie, un débat confus et malintentionné. Jamais, peut-être, le Métier et la Culture ne feront vraiment la paix. La sérénité nécessaire n’est pas inscrite dans le dessein conquérant de la Culture, et le Métier tendra à se suffire à lui-même, sans autre interrogation.

J’en reviens à cette démocratie parfaite dans laquelle j’ai passé ma vie (qui se place, pour l’école, avec les Scandinaves et les Asiatiques, au sommet du classement PISA). La démocratie moderne a pour fondement l’économie : si vous êtes devenu riche, peu importe les écoles que vous avez faites, ou pas (à l’exception notable de l’Angleterre, ce qui prouve la parenté intime entre la République et la Monarchie). La démocratie prend ses citoyens comme ils sont, et ne prétend pas les éduquer. Elle met à leur disposition des écoles, mais l’échec scolaire pas plus que l’orientation précoce vers la vie professionnelle ne représentent des tragédies nationales. On ne s’inquiète, à l’occasion, que de ces filières dont les débouchés ne sont pas clairs pour les politiciens à courte vue (Aristote avait déjà remarqué que les politiciens des démocraties sont incultes et avides, entre autres défauts). La démocratie est fière de ses écoles, si les familles les apprécient. Les méthodes pédagogiques ne donnent pas lieu à des débats nationaux, tout au plus les structures scolaires, pour garantir l’accès à une majorité d’élèves. En fait les démocraties modernes se contenteraient de l’orientation professionnelle, et ne considèrent pas les professeurs comme des créateurs de valeur.

Au contraire, la République conserve de son origine révolutionnaire une tension sociale caractéristique. D’abord l’école est la clé de la reproduction des élites républicaines (le processus ne va plus de soi, et la méritocratie en France est en crise). Ensuite, l’école doit « fabriquer des républicains » comme le disait Ferdinand Buisson, cité opportunément par Philippe Foussier, Grand-Maître du GODF. Historiquement, la République est la fille de la Révolution française et de sa dérive vers le terrorisme, qui a retardé son établissement d’un siècle ou presque. La République a dû faire sa place, et l’a faite par l’enseignement obligatoire, gratuit et laïque. Même si l’on a beaucoup exagéré la légende des « hussards noirs », la République s’est établie au village dans la figure de l’instituteur. La pensée réactionnaire ne s’y est pas trompée, elle qui a toujours considéré l’enseignant comme son ennemi. L’ « héritier » était alors opposé au « boursier », avant de passer au pluriel avec Bourdieu et Passeron (Les Héritiers, en 1964, cela veut-il dire que les boursiers ont disparu ? Pourtant Bourdieu lui-même, dans l’extraordinaire et ultime Esquisse pour une auto-analyse, en 2004, se reconnaît pourtant comme tel). Pour reprendre l’argument de Catherine Kintzler, on peut dire que la démocratie ne part jamais de zéro, parce que le citoyen lui est donné avec toutes ses déterminations personnelles, familiales, sociales, dont vont émerger les prises de décision nécessaires, après compromis et vote de la majorité. La République, elle, part d’un arrachement originel à toutes les déterminations personnelles, pour exprimer la volonté générale en vue du bien commun. Mais aucun individu n’est capable de ce sacrifice volontaire de ses déterminations particulières sans une forte instruction et une véritable éducation à la réflexion.

C’est pour cela que l’école est le fondement de la République, et pas l’économie : le bien commun est au-dessus des intérêts particuliers, qui doivent lui être sacrifiés. On comprend que les libéraux français, qui n’ont jamais été majoritaires ni populaires, souhaitent, de Benjamin Constant à François Furet, « mettre fin à la Révolution française », et « atterrir » dans le Marché mondial, en normalisant l’exception française. Ils vont même jusqu’à prédire que la France retrouvera la prospérité en intégrant le groupe des démocraties « ordo-libérales » comme disait Foucault, dont la production de richesses est le seul but constitutionnel (comme en Allemagne). Mais, après trente ans de libéralisme débridé, un accroissement rapide des inégalités, la constatation que le « ruissellement » est une fiction politique, et un certain nombre de crises (car rien n’est plus « criseux » que le capitalisme, mais on l’oublie vite), il n’est pas sûr que les Français fassent confiance aux libéraux. Et puis, les Français sont en définitive très attachés à leur République, qui les ramène toujours à leur grandeur historique et à leur singularité européenne. Pour l’instant, la démocratie ne leur suffit pas. Bien sûr, sur le plan politique, la République est une démocratie, mais toutes les Républiques ne le sont pas (certaines ont été oligarchiques) et la grandeur « royale » de ses dirigeants, et tout ce qu’on attend d’eux, ne se réduit pas au « métier » de politicien, et à ces fonctions obscures dont personne ne connaît le nom du titulaire !

Mais la République réclame de l’énergie, de la volonté, de la communication, et cette énergie nécessaire à la nature révolutionnaire de la République s’exprime à propos de l’école par une affectation de pouvoir qui s’exprime dans les nombreuses et inutiles « réformes ». Or l’exaltation de cette volonté politique déclarative est contraire à la stabilité institutionnelle de l’école, qui réclame des traditions, des habitudes, de la continuité, du partage de la culture scolaire entre les différentes générations. Si l’on veut retrouver une certaine sérénité dans l’institution, et une certaine solidité, il faut cesser de la réformer ostensiblement. Il faut que tous ses acteurs (élèves, profs, parents, administrateurs) reçoivent le temps « apprendre leur rôle » pour l’exercer avec assez de recul. L’école ébranlée par l’immigration ne peut se stabiliser que par elle-même. Pour que la classe redevienne le centre du système, il faut que le politique limite volontairement son intervention sur les structures et les programmes. Mais toute la mythologie républicaine s’y oppose, et l’école restera sans doute encore longtemps un fondement menacé par la République elle-même.