En marge d’un mémoire professionnel de la
Haute Ecole Pédagogique de Lausanne.
Tous
les jeunes professeurs sont amenés, à un moment ou à un autre, à se poser la
question de la discipline, que leur classe « marche » ou pas. Il y a
comme un mystère dans le fait qu’une seule personne puisse s’imposer à une
grosse vingtaine d’autres (en moyenne), et a fortiori à des enfants ou à des
jeunes dont le contrôle de soi n’est pas assuré. Soit que l’entrée dans la
profession ait été aisée et facile (presque comme « naturelle », ce qui fut mon
cas), soit qu’elle fût difficultueuse et décourageante, chaque enseignant est
appelé un jour à se demander « comment ça peut marcher ». Je remarque
le caractère secondaire de cette interrogation. Celui qui commencerait par se
la poser n’entrera jamais dans la profession.
Au
cours de la soutenance d’un mémoire professionnel consacré à ce thème par deux
étudiantes de la HEPL, il me vint à l’esprit une étrange comparaison qui mérite
peut-être d’être développée plus avant, même si son aspect prosaïque détonne un
peu dans le discours pédagogique. Me référant à la psychologie de la conduite
automobile, j’ai été saisi du démon de la comparaison : de même que le
conducteur qui roule à 100 km/h perd conscience de sa machine et roule comme
s’il avait le pouvoir corporel de « marcher » ou plutôt de courir à
cette vitesse, le professeur qui fait cours se
multiplie lui-même par 20 ou 30 (contre 10 à 20 pour l’automobile). En étant
plus « fort » (je sais que le mot est un peu enfantin), en s’imposant
à ses élèves, il se sert aussi d’une machine invisible : l’école.
Gagner
son pupitre correspondrait alors à prendre place sur le siège du conducteur,
saluer ses élèves allume le contact, commencer son cours sort le véhicule du
créneau. L’apprentissage en est pour la plus grande partie informel :
endosser le rôle commence par l’observation, puis la simulation, puis
l’activation sensori-motrice. Un conducteur débutant se concentre sur sa
voiture, un conducteur expérimenté se concentre sur la route. Un enseignant
débutant se concentre sur son cours, un enseignant expérimenté se concentre sur
ses élèves. Un conducteur très expérimenté laisse flotter son attention de
manière à laisser son cerveau subconscient percevoir de plus loin les problèmes
possibles. Un enseignant très expérimenté, par le même procédé, perçoit le
moindre mouvement de sa classe et peut infléchir son cours, occuper son temps,
et varier les tâches en fonction de signaux très subtils.
La
métaphore vaut ce qu’elle vaut (elle manque de distinction). Mais je retiens le
décentrement progressif que partagent conduite automobile et
enseignement : on commence par tout s’imputer à soi-même (je ne suis pas à
la hauteur) pour ensuite tout imputer à la classe (ils sont nuls). Ce qui
tempère la féroce projectivité des professeurs, c’est la progressive montée de
la parentalité. Les jeunes n’aiment
pas les élèves (ils aiment leurs idées, leurs savoirs, leurs disciplines
académiques), les vieux voient de plus en plus leurs propres enfants, neveux,
petits-enfants dans leurs élèves. De l’aveu général, une longue carrière
d’enseignant n’aboutit pas tant à la nostalgie de l’institution, de
l’administration et des collègues, qu’au regret de n’avoir plus d’élèves.
Quant
aux élèves, l’usage de la machine scolaire peut être comparé à un véritable métier. Dans le secondaire supérieur, au
bout d’une longue scolarité (une quinzaine d’années), les élèves ont presque tout vu : ils sont parfaitement
capables de juger leurs professeurs et d’apprécier leurs qualités et leurs
défauts. Ils sont même capables de juger très objectivement leurs pairs. La
majorité des enfants acquièrent l’usage
de la machine scolaire, plus ou moins performant selon les capacités
individuelles d’adaptation. Mais certains enfants restent en-dehors de
l’institution et semblent durablement ascolaires ? Cela prouve justement
le caractère secondaire de l’école,
qui n’est pas « naturelle » comme la parole ou la bipédie (encore que
les enfants-loups…). Au fur et à mesure que l’école s’alourdira et se
compliquera, elle « perdra » donc de plus en plus d’enfants (mais
ceci est un autre sujet).
Les
comportements valorisés par l’école, depuis le silence et la station assise
jusqu’à l’assiduité et la soumission, font l’objet d’un apprentissage sur le
mode du conditionnement classique (Pavlov). Les élèves apprennent à goûter les
petites gratifications affectives de leur bon comportement. Très peu d’élèves
se mettent en conditionnement opérant (Skinner) en cherchant à ouvrir la porte
de la cage par un comportement adapté. Pour les élèves, l’école est d’abord un milieu avant d’être une finalité. Ils « jouent »
gentiment les élèves parce qu’ils y sont habitués et que toute alternative est
périlleuse. Ce qui ne veut pas dire que certains ne se mettent pas en péril
(mais ceci est un autre sujet).
Enfin,
on doit considérer toute rencontre aléatoire entre le développement
intellectuel et l’école comme un miracle
(mais ceci est un autre sujet).