vendredi 12 juillet 2013

Sur la discipline

En marge d’un mémoire professionnel de la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne.

Tous les jeunes professeurs sont amenés, à un moment ou à un autre, à se poser la question de la discipline, que leur classe « marche » ou pas. Il y a comme un mystère dans le fait qu’une seule personne puisse s’imposer à une grosse vingtaine d’autres (en moyenne), et a fortiori à des enfants ou à des jeunes dont le contrôle de soi n’est pas assuré. Soit que l’entrée dans la profession ait été aisée et facile (presque comme « naturelle », ce qui fut mon cas), soit qu’elle fût difficultueuse et décourageante, chaque enseignant est appelé un jour à se demander « comment ça peut marcher ». Je remarque le caractère secondaire de cette interrogation. Celui qui commencerait par se la poser n’entrera jamais dans la profession.
Au cours de la soutenance d’un mémoire professionnel consacré à ce thème par deux étudiantes de la HEPL, il me vint à l’esprit une étrange comparaison qui mérite peut-être d’être développée plus avant, même si son aspect prosaïque détonne un peu dans le discours pédagogique. Me référant à la psychologie de la conduite automobile, j’ai été saisi du démon de la comparaison : de même que le conducteur qui roule à 100 km/h perd conscience de sa machine et roule comme s’il avait le pouvoir corporel de « marcher » ou plutôt de courir à cette vitesse, le professeur qui fait cours se multiplie lui-même par 20 ou 30 (contre 10 à 20 pour l’automobile). En étant plus « fort » (je sais que le mot est un peu enfantin), en s’imposant à ses élèves, il se sert aussi d’une machine invisible : l’école.
Gagner son pupitre correspondrait alors à prendre place sur le siège du conducteur, saluer ses élèves allume le contact, commencer son cours sort le véhicule du créneau. L’apprentissage en est pour la plus grande partie informel : endosser le rôle commence par l’observation, puis la simulation, puis l’activation sensori-motrice. Un conducteur débutant se concentre sur sa voiture, un conducteur expérimenté se concentre sur la route. Un enseignant débutant se concentre sur son cours, un enseignant expérimenté se concentre sur ses élèves. Un conducteur très expérimenté laisse flotter son attention de manière à laisser son cerveau subconscient percevoir de plus loin les problèmes possibles. Un enseignant très expérimenté, par le même procédé, perçoit le moindre mouvement de sa classe et peut infléchir son cours, occuper son temps, et varier les tâches en fonction de signaux très subtils.
La métaphore vaut ce qu’elle vaut (elle manque de distinction). Mais je retiens le décentrement progressif que partagent conduite automobile et enseignement : on commence par tout s’imputer à soi-même (je ne suis pas à la hauteur) pour ensuite tout imputer à la classe (ils sont nuls). Ce qui tempère la féroce projectivité des professeurs, c’est la progressive montée de la parentalité. Les jeunes n’aiment pas les élèves (ils aiment leurs idées, leurs savoirs, leurs disciplines académiques), les vieux voient de plus en plus leurs propres enfants, neveux, petits-enfants dans leurs élèves. De l’aveu général, une longue carrière d’enseignant n’aboutit pas tant à la nostalgie de l’institution, de l’administration et des collègues, qu’au regret de n’avoir plus d’élèves.
Quant aux élèves, l’usage de la machine scolaire peut être comparé à un véritable métier. Dans le secondaire supérieur, au bout d’une longue scolarité (une quinzaine d’années), les élèves ont presque tout vu : ils sont parfaitement capables de juger leurs professeurs et d’apprécier leurs qualités et leurs défauts. Ils sont même capables de juger très objectivement leurs pairs. La majorité des enfants acquièrent l’usage de la machine scolaire, plus ou moins performant selon les capacités individuelles d’adaptation. Mais certains enfants restent en-dehors de l’institution et semblent durablement ascolaires ? Cela prouve justement le caractère secondaire de l’école, qui n’est pas « naturelle » comme la parole ou la bipédie (encore que les enfants-loups…). Au fur et à mesure que l’école s’alourdira et se compliquera, elle « perdra » donc de plus en plus d’enfants (mais ceci est un autre sujet).
Les comportements valorisés par l’école, depuis le silence et la station assise jusqu’à l’assiduité et la soumission, font l’objet d’un apprentissage sur le mode du conditionnement classique (Pavlov). Les élèves apprennent à goûter les petites gratifications affectives de leur bon comportement. Très peu d’élèves se mettent en conditionnement opérant (Skinner) en cherchant à ouvrir la porte de la cage par un comportement adapté. Pour les élèves, l’école est d’abord un milieu avant d’être une finalité. Ils « jouent » gentiment les élèves parce qu’ils y sont habitués et que toute alternative est périlleuse. Ce qui ne veut pas dire que certains ne se mettent pas en péril (mais ceci est un autre sujet).
Enfin, on doit considérer toute rencontre aléatoire entre le développement intellectuel et l’école comme un miracle (mais ceci est un autre sujet).


mercredi 10 juillet 2013

Réponse à un jeune professeur sur la question des notes

La note est un fait social caractéristique d'un milieu déjà ancien et bien structuré institutionnellement. Pourtant la querelle des notes embrase régulièrement la politique scolaire, alors même que le champ pédagogique (à l'exception de la recherche) semble conserver une sérénité inaltérable.

L'ensemble des professeurs se révèle en effet capable de noter tout et n'importe quoi sans grande difficulté, mais c'est après tout une capacité largement humaine (qui n'a pas noté les filles de sa classe à quatorze ans ?). Mais très peu de professeurs se révèlent capables de voir où réside la véritable difficulté de cette opération, même lorsque les élèves, les parents et l'administration contestent les notes.

Diverses études ont montré que les enseignants acceptent sans objections des tâches d'évaluation absurdes. Noter est le coeur du métier, sa référence ultime (ultima ratio regni). La mise des notes est comme la clé du pouvoir magistral. Un doyen, mal inspiré par l'industrie, m'avait même déclaré : "Tes notes sont tes produits finis".

L'évaluation semblait si peu problématique que, dans mon déjà ancien  Dictionnaire de la langue pédagogique (PUF, éd. 1966), le terme ne figure même pas !

La plupart des professeurs associent la note à l'idée d'une sorte de mesure objective de la valeur des travaux, par une sorte d'analogie avec l'idée physique de la mesure. Mais la notion de mesure présuppose la covariation de deux grandeurs physiques : la distance avec la vitesse de la lumière, ou la longueur et la circonférence terrestre. Rien de tel avec les notes, même si l'illusion du découpage du travail en nombreuses questions paraît figurer une telle analogie. La contestation n'en est pas moins vive, même si elle doit porter sur des quantités insignifiantes.

L'autre métaphore, moins répandue, est celle de l'économie : la note est le prix du travail. Les professeurs n'aiment pas cette métaphore pour toutes sortes de préjugés idéologiques, et parce qu'elle prête à la négociation, au marchandage. Pourtant, il y a bien un circuit économique en jeu dans la classe : trop bien noter ne stimule pas l'activité (inflation) et trop mal noter non plus (déflation). Les enfants et les parents considèrent largement que l'école est le travail de l'enfant et que les notes en sont le salaire. Mais cette représentation est trop postmoderne pour la plupart des professeurs, parce qu'elle ne fait pas de la note une vérité mais un simple échange conjoncturel.

Il n'y a pas besoin de se référer à la crise des fondements des mathématiques et à l'intervention de Husserl pour défendre l'idée que tout nombre est intentionnel et que la note est irréductiblement un jugement, avec tout ce que le terme implique de la subjectivité agissante. Une note est une démarche du sujet, et personne ne peut se cacher derrière une objectivité qui ne soit pas intentionnelle. Il faut vouloir être juste pour bien noter, et l'ensemble des micro-décisions qui aboutissent à la note ne peut être intégralement partagé. L'élève doit se contenter de la bonne volonté du professeur, qui est après tout la seule chose qui soit pure dans ce bas monde (Kant).

Le jugement est toujours partie d'un dialogue, et l'on revient à l'échange cadre de l'évaluation. Le professeur donne un enseignement, puis l'élève redonne un travail en retour, puis le professeur redonne une note en retour. La remédiation viendra prolonger cet échange : l'élève redonne un travail corrigé et le professeur redonne une note meilleure, etc. L'estime que l'élève peut accorder au professeur procède toujours de la bonne qualité de cette dimension de l'échange. La reconnaissance des conscience (Hegel) est l'entrée dans la vie de l'esprit.

La question de savoir s'il existe des notes plus faciles à mettre que d'autres doit donc trouver une réponse négative. Formellement parlant, aucune note n'est plus difficile à mettre qu'une autre puisque toutes sont des jugements irréductiblement subjectifs et insérés dans un même échange scolaire. Pourtant la recherche pédagogique met en lumière un phénomène singulier.

Lorsqu'on fait noter à l'aveugle une même copie par des professeurs différents qui ignorent les corrections des autres, on constate qu'il faut presque une centaine de correcteurs pour "stabiliser" la note moyenne de la copie en Français ou en Philosophie. Ce n'est pas étonnant, étant donné la profonde diversité de formation et de culture des enseignants concernés. Ce qui est plus étonnant, c'est qu'il faut quand même une quinzaine de correcteurs pour stabiliser une note de Mathématiques ou de Physique.
Là encore, l'"équation personnelle" va donc compter !

Cette indécision dans le notes est le grand refoulé de la pratique pédagogique et son affirmation paraît donc menacer les fondements de l'école. En fait, il n'en est rien car le véritable développement intellectuel des élèves n'a pas les notes pour cause ni pour effet.

Sur les faveurs

Réponse à un jeune professeur sur les faveurs de la conférence des maîtres

En Suisse, les conseils de classe font des propositions de promotion par faveur (ou non) et l'ensemble des maîtres réunis en conférence décide en dernière instance. Il est vrai que la première fois qu'on assiste à une telle conférence, on ressent un certain malaise. On entend les uns et les autres jouter d'éloquence (pas tous), on voit les mains se lever. On tient les fils du destin entre ses mains. On peut renverser d'un mot une centaine de professionnels. Mais c'est justement parce nous ne sommes ni des dieux ni des avocats. Comme tout groupe, une conférence des maîtres apprend d'ailleurs à décider : en s'observant mutuellement, les intervenants développent un degré de confiance différencié les uns pour les autres, qui n'est pas forcément partagé par les nouveaux venus.

Pour travailler dans la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne depuis sa fondation, j'ai pu voir ce que donnait une école sans moyennes et sans régulation pédagogique. Les notes sont données par lettres et non par chiffres, et aucune assemblée des formateurs ne valide les résultats. Cela signifie que le moindre intervenant peut faire échouer définitivement un étudiant, quel que soit l'ensemble de ses résultats. Tout échec se transforme donc en conflit, et les recours aboutissent parce qu'il n'y a pas de médiation fiable.

On se demande si l'examen des circonstances particulières est bien exhaustif. Nombreuses sont sans doute les souffrances cachées, les stigmates honteux qui n'ont pas été dits. On objecte qu'il n'est pas juste de tenir compte des problèmes de certains et pas de ceux des autres (plus graves). Mais quant au vécu caché des élèves, il ne peut être l'objet d'inquisition pédagogique. Il faut donc s'en tenir au vécu déclaré pour se faire une idée des circonstances particulières ayant motivé l'échec. Là encore, c'est la confiance qui s'établit entre collègues dans une conférence des maîtres qui va permettre un bon niveau de discrétion et de réserve. Un nouvel arrivé sera forcément privé de repères, mais il peut les acquérir avec un peu de patience.

Enfin, il serait impossible de s'en tenir strictement aux moyennes sans établir un sérieux contrôle sur elles : il faudrait fixer des moyennes cibles (4.5 sur 6) avec une justification systématique des écarts. Comment les notes d'un jeunot terrifié qui fait régner la terreur pour maîtriser sa classe pourraient-elles prévaloir sur de magnifiques travaux mûrement réfléchis et développés dans la sérénité ? Les moyennes sont de toutes façons des "farines animales" dans lesquelles entrent en composition des travaux incompatibles pédagogiquement. Il est donc indispensable de garder un modeste instrument de pondération collective, pour respecter une certaine équité entre les élèves.