dimanche 10 septembre 2017

Philosophie de l'habillement — des profs



Le bouillant Maxime Kristanek, prof de philo et facebookeur impénitent, avait trop chaud le jour de la rentrée : il apparut donc en marcel, tongs et bermudas à son proviseur qui l’envoya se rhabiller. Cet épisode devait être dument partagé, et il le fut : d’abord sur la sérieuse et méritoire page Enseigner la philosophie[1], et ensuite sur sa page personnelle[2] parce que la discussion peu didactique en apparence agaçait les administrateurs qui décidèrent d’y mettre fin. Le chœur inévitable des « Cool » « J’ai bien le droit » et « C’est son choix » fut contredit par quelques messages secs et autoritaires, et personne ne fit à ce propos l’effort d’une véritable Philosophie de l’habillement, sur le modèle de la Philosophie de l’ameublement d’Edgar Allan Poe.
Les vêtements des représentants des institutions publiques avaient forcément quelque chose de l’uniforme : il fallait manifester son autorité, son appartenance à l’ordre souverain de l’État, manifester dans son apparence la transcendance de la Loi. En ayant la latitude de s’habiller « en bourgeois », le professeur manifestait son rang de fonctionnaire supérieur à ses collègues, astreints aux vêtements de fonction. Dans l’école publique, les instituteurs avaient des revenus un peu supérieurs aux milieux populaires dans lesquels ils étaient immergés. Mais les professeurs secondaires, appelés à fréquenter la bourgeoisie, devaient tenir leur rang. La révolte sociétale étant passée par là en Mai 68, les profs ont cessé de se vêtir bourgeoisement. Un nouvel ordre est apparu, avec l’uniforme de la révolte. Les représentants de « l’universalité », comme disait Sartre, devaient être vêtus comme tout le monde. Et, comme les voitures qui ont perdu leurs couleurs par mimétisme avec la route, la nuit, ou la neige, les profs ont pris les habits de leurs élèves. Lesquels ne s’y trompent pas : aguerris à reconnaître toutes les marques de jean’s, ils ne font pas l’erreur de croire que c’est là le vêtement de « tout le monde » : « M’sieur, vous vous rendez pas compte, tous les jean’s n’ont pas le même prix ». L’uniforme scolaire est une scie qui revient dans les marronniers : s’il permet de limiter la surenchère des marques, il faut rappeler qu’il constitue, surtout dans le Tiers-Monde, un barrage financier qui exclut les familles peu fortunées de l’éducation secondaire des écoles privées.
Je me souviens que Jacques Chessex (mon prof de Français au Gymnase de la Cité, à Lausanne, et Prix Goncourt 1973) m’avait raconté que Jacques Mercanton (mon prof de Français à la Faculté des Lettres) passait dans les couloirs du Collège de Béthusy en costume d’été clair, lorsque Chessex était gamin, et que ce vêtement qui tranchait tant par son élégance sur la tristesse et la laideur des vêtements des autres profs, dans l’immédiat après-guerre, où les gens étaient si pauvres. Ce costume magnifique, disait-il, l’avait poussé à devenir écrivain comme son professeur (mais il a passé le reste de sa vie en jeans, rassurez-vous). Ce qui est important, c’est la perception d’une différence, qui attire l’œil et l’esprit de l’élève, qui le rend attentif à ce qu’il n’a jamais vu (l’admiration, premier pas de la passion selon Descartes et Stendhal). Au cours de ma vie pédagogique, j’ai vu passer la plupart des profs d’un uniforme à l’autre, du triste complet de confection au jeans T-shirt, qui ne vaut guère mieux. « Au début de mon enseignement, le concierge nous attendait devant l’escalier qui montait aux classes avec des cravates militaires noires, pour ceux qui n’en portaient pas » me disait un adorable vieux collègue. Le ressentiment contre les contraintes sociales a provoqué un retournement des codes, dont le principal effet est la misère générale.
« Nous, on n’écoute plus le prof de math, me disait ma belle-fille. — Mais pourquoi ?Il n’a pas changé de pantalon depuis cinq semaines ». On dira, c’est des filles, c’est des pestes ! Mais non, les élèves nous regardent sans cesse, très attentivement, comme les prisonniers de la caverne regardent les ombres sur la paroi. « Alors, est-ce que vous avez une dernière question avant les examens ? — Oui, M’sieur, mais on voulait vous demander : vous avez combien de paires de chaussettes Burlington ? ».  Les élèves nous regardent, et je ne peux résister au plaisir de citer un texte de Freud, que j’ai soumis à toutes les générations d’étudiants de la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne : « Mon saisissement lors de la rencontre avec mon ancien professeur de lycée m’exhorte à faire une première confession : je ne sais ce qui nous sollicita le plus fortement et fut pour nous le plus important, l’intérêt porté aux sciences qu’on nous enseignait ou celui que nous portions à la personnalité de nos maîtres. En tous cas chez nous tous, un courant souterrain jamais interrompu se portait vers ces derniers, et chez beaucoup le chemin vers les sciences passait uniquement par les personnes des maîtres ; plusieurs d’entre nous restèrent arrêtés sur ce chemin qui, de la sorte, fut même pour quelques-uns — pourquoi ne pas l’avouer ? — durablement barré »[3]. Cette dimension projective de la relation pédagogique est gênante, et la plupart des profs la refoulent (sans-parler du contre-transfert…) Mais elle est là, et consacre l’importance et la signification de l’apparence pour tous les enseignants.
Or, chargés d’organiser une journée de « prérentrée » pour les futurs stagiaires de l’enseignement secondaire (une volée de 150 personnes, environ), nous avions posé la question : comment allez-vous vous habiller lundi ? La plupart répondaient : « Comme j’ai envie ». Le vêtement n’est plus un message, mais un selfie. Ici intervient la petite philosophie de l’habillement promise. Comme Poe le faisait à propos de l’ameublement américain, il faut indiquer ici quels sont les trois écueils de l’habillement : la fonction, le narcissisme et l’ostentation. L’homme élégant ne se dévêt pas parce qu’il fait chaud, mais il indique la chaleur par la légèreté de ses vêtements, et il signifie par là le monde extérieur au lieu de le subir. Et puis, on ne s’habille pas comme « on a envie » parce que le vêtement n’est pas un selfie : ce n’est pas un accomplissement narcissique, mais une réponse anticipée au regard de l’Autre. Enfin, l’ostentation (les marques) destinée à provoquer grossièrement l’envie n’amène enfin que le mépris.
Il ne s’agit donc pas du tout d’incarner ou de représenter l’institution scolaire par ses vêtements, ou pire encore la triste révolte contre le costume, sans parler des bobos névrotiquement incapables de s’habiller en grande personne. Il s’agit de donner envie aux élèves de vous écouter, comme l’avait dit Hubert Nyssen à propos de sa révolution éditoriale, avec les premiers livres d’Actes Sud : « Un livre, ça se voit, ensuite ça se touche, ensuite ça se lit ». Et bien un professeur, ça se voit avant de s’écouter, et pour cela, il faut viser une modeste magnificence, un peu supérieure au niveau moyen de ses collègues. J’ai donc été le dernier de mon établissement à porter avec plaisir de belles cravates. Qu’on ne m’oppose pas l’argument du prix : on peut trouver partout des vêtements de très bonne qualité, à condition de ne pas vouloir se vêtir de pétrole. Mais il faut pour cela un œil, un toucher, des sens, une attention, et un sens de l’harmonie, toutes ces qualités qui manquent en général aux philosophes, et que Nietzsche nous recommandait à toutes ses pages.



[1] <https://www.facebook.com/groups/197192470301462/>
[2] <https://www.facebook.com/maxime.kristanek/>
[3] S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », in : Résultats, idées, problèmes, tome I 1890-1920, PUF 1984, p.228.