Le bouillant Maxime Kristanek, prof de philo et facebookeur impénitent, avait trop chaud le jour de la rentrée : il apparut donc en marcel, tongs et bermudas à son proviseur qui l’envoya se rhabiller. Cet épisode devait être dument partagé, et il le fut : d’abord sur la sérieuse et méritoire page Enseigner la philosophie[1], et ensuite sur sa page personnelle[2] parce que la discussion peu didactique en apparence agaçait les administrateurs qui décidèrent d’y mettre fin. Le chœur inévitable des « Cool » « J’ai bien le droit » et « C’est son choix » fut contredit par quelques messages secs et autoritaires, et personne ne fit à ce propos l’effort d’une véritable Philosophie de l’habillement, sur le modèle de la Philosophie de l’ameublement d’Edgar Allan Poe.
Les vêtements des représentants des institutions publiques avaient
forcément quelque chose de l’uniforme :
il fallait manifester son autorité, son appartenance à l’ordre souverain de l’État,
manifester dans son apparence la transcendance de la Loi. En ayant la latitude
de s’habiller « en bourgeois », le professeur manifestait son rang de
fonctionnaire supérieur à ses
collègues, astreints aux vêtements de fonction. Dans l’école publique, les
instituteurs avaient des revenus un peu supérieurs aux milieux populaires dans lesquels
ils étaient immergés. Mais les professeurs secondaires, appelés à fréquenter la
bourgeoisie, devaient tenir leur rang. La révolte sociétale étant passée par là
en Mai 68, les profs ont cessé de se vêtir bourgeoisement. Un nouvel ordre est
apparu, avec l’uniforme de la révolte. Les représentants de
« l’universalité », comme disait Sartre, devaient être vêtus comme
tout le monde. Et, comme les voitures qui ont perdu leurs couleurs par
mimétisme avec la route, la nuit, ou la neige, les profs ont pris les habits de
leurs élèves. Lesquels ne s’y trompent pas : aguerris à reconnaître toutes
les marques de jean’s, ils ne font pas l’erreur de croire que c’est là le
vêtement de « tout le monde » : « M’sieur, vous vous rendez pas compte, tous les jean’s n’ont pas le même
prix ». L’uniforme scolaire est une scie qui revient dans les
marronniers : s’il permet de limiter la surenchère des marques, il faut
rappeler qu’il constitue, surtout dans le Tiers-Monde, un barrage financier qui
exclut les familles peu fortunées de l’éducation secondaire des écoles privées.
Je me souviens que Jacques Chessex (mon prof de Français au Gymnase de
la Cité, à Lausanne, et Prix Goncourt 1973) m’avait raconté que Jacques
Mercanton (mon prof de Français à la Faculté des Lettres) passait dans les
couloirs du Collège de Béthusy en costume d’été clair, lorsque Chessex était
gamin, et que ce vêtement qui tranchait tant par son élégance sur la tristesse
et la laideur des vêtements des autres profs, dans l’immédiat après-guerre, où
les gens étaient si pauvres. Ce costume magnifique, disait-il, l’avait poussé à
devenir écrivain comme son professeur (mais il a passé le reste de sa vie en
jeans, rassurez-vous). Ce qui est important, c’est la perception d’une différence, qui attire l’œil et l’esprit
de l’élève, qui le rend attentif à ce qu’il n’a jamais vu (l’admiration, premier pas de la passion selon Descartes et
Stendhal). Au cours de ma vie pédagogique, j’ai vu passer la plupart des profs
d’un uniforme à l’autre, du triste complet de confection au jeans T-shirt, qui
ne vaut guère mieux. « Au début de
mon enseignement, le concierge nous attendait devant l’escalier qui montait aux
classes avec des cravates militaires noires, pour ceux qui n’en portaient
pas » me disait un adorable vieux collègue. Le ressentiment contre les
contraintes sociales a provoqué un retournement des codes, dont le principal
effet est la misère générale.
« Nous, on n’écoute plus le
prof de math, me disait ma belle-fille. — Mais pourquoi ? — Il n’a
pas changé de pantalon depuis cinq semaines ». On dira, c’est des
filles, c’est des pestes ! Mais non, les élèves nous regardent sans cesse,
très attentivement, comme les prisonniers de la caverne regardent les ombres
sur la paroi. « Alors, est-ce que
vous avez une dernière question avant les examens ? — Oui, M’sieur, mais on
voulait vous demander : vous avez combien de paires de chaussettes
Burlington ? ». Les élèves
nous regardent, et je ne peux résister au plaisir de citer un texte de Freud,
que j’ai soumis à toutes les générations d’étudiants de la Haute Ecole
Pédagogique de Lausanne : « Mon
saisissement lors de la rencontre avec mon ancien professeur de lycée m’exhorte
à faire une première confession : je ne sais ce qui nous sollicita le plus
fortement et fut pour nous le plus important, l’intérêt porté aux sciences
qu’on nous enseignait ou celui que nous portions à la personnalité de nos
maîtres. En tous cas chez nous tous, un courant souterrain jamais interrompu se
portait vers ces derniers, et chez beaucoup le chemin vers les sciences passait
uniquement par les personnes des maîtres ; plusieurs d’entre nous
restèrent arrêtés sur ce chemin qui, de la sorte, fut même pour quelques-uns —
pourquoi ne pas l’avouer ? — durablement barré »[3].
Cette dimension projective de la relation pédagogique est gênante, et la
plupart des profs la refoulent (sans-parler du contre-transfert…) Mais elle est
là, et consacre l’importance et la signification de l’apparence pour tous les
enseignants.
Or, chargés d’organiser une journée de « prérentrée » pour
les futurs stagiaires de l’enseignement secondaire (une volée de 150 personnes,
environ), nous avions posé la question : comment allez-vous vous habiller
lundi ? La plupart répondaient : « Comme j’ai envie ». Le vêtement n’est plus un message, mais un
selfie. Ici intervient la petite philosophie de l’habillement promise.
Comme Poe le faisait à propos de l’ameublement américain, il faut indiquer ici
quels sont les trois écueils de l’habillement : la fonction, le
narcissisme et l’ostentation. L’homme élégant ne se dévêt pas parce qu’il fait
chaud, mais il indique la chaleur par la légèreté de ses vêtements, et il signifie par là le monde extérieur au
lieu de le subir. Et puis, on ne s’habille pas comme « on a envie » parce que le vêtement
n’est pas un selfie : ce n’est
pas un accomplissement narcissique, mais une réponse anticipée au regard de l’Autre.
Enfin, l’ostentation (les marques) destinée à provoquer grossièrement l’envie n’amène
enfin que le mépris.
Il ne s’agit donc pas du tout d’incarner ou de représenter
l’institution scolaire par ses vêtements, ou pire encore la triste révolte
contre le costume, sans parler des bobos névrotiquement incapables de
s’habiller en grande personne. Il s’agit de donner envie aux élèves de vous
écouter, comme l’avait dit Hubert Nyssen à propos de sa révolution éditoriale,
avec les premiers livres d’Actes Sud : « Un livre, ça se voit, ensuite ça se touche, ensuite ça se lit ».
Et bien un professeur, ça se voit avant de s’écouter, et pour cela, il faut
viser une modeste magnificence, un peu supérieure au niveau moyen de ses
collègues. J’ai donc été le dernier de mon établissement à porter avec plaisir
de belles cravates. Qu’on ne m’oppose pas l’argument du prix : on peut
trouver partout des vêtements de très bonne qualité, à condition de ne pas
vouloir se vêtir de pétrole. Mais il faut pour cela un œil, un toucher, des
sens, une attention, et un sens de l’harmonie, toutes ces qualités qui manquent
en général aux philosophes, et que Nietzsche nous recommandait à toutes ses
pages.