dimanche 17 janvier 2016

Quel est le but de l'école ?

L'école est d'abord une grande institution, une machine aux cent mille rouages, qui occupe le temps et l'espace de manière inscrutablement vaste et diffuse. Mais, au fronton de nobles architectures, et même d'ignobles pavillons, il faut faire figurer une maxime, si possible sublime, qui puisse rassurer les usagers sur le grand dessein des autorités, et surtout contre la perte de sens dans le fonctionnement quotidien.
Au fronton de mon école, il était écrit VITAE NON SCHOLAE DISCIMUS. Cela voulait dire, dans le discours de mes professeurs : Apprenez votre allemand, apprenez votre latin et vous serez les maîtres du monde. Vous êtes là pour apprendre à dominer la société, dans les usines, les ateliers, les bureaux, les hôpitaux, les écoles, les régiments, les paroisses. Vous êtes 10% de la volée scolaire, c'est la proportion sur laquelle Périclès et Confucius se sont mis d'accord sans se connaître : il ne faut ni plus ni moins de maîtres dans une société. A ce discours, plus ou moins explicite, répondit Mai 68 : plus jamais la société bourgeoise. Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. Cinquante ans plus tard, l'inégalité s'est aggravée, mais la bourgeoisie a disparu. Les riches sont incultes et vulgaires, mais toujours plus riches. Ils ne sont plus des maîtres, juste des propriétaires, des héritiers.
Et puis ensuite, pendant cinquante ans, le nombre des élèves du secondaire supérieur a triplé, voire quadruplé. La dite "société de la connaissance" (qui vient) produira vraisemblablement un tiers d'universitaires (les maîtres) un tiers d'apprentis (les serviteurs) et un tiers de "rien du tout" scolaires qui ne seront pas forcément les plus déshérités, vu le caractère massifié de l'école. Mais ce qui manque, c'est la maxime d'une telle société. Pourquoi l'école ? Ne le demandez pas aux autorités, elles n'en savent plus rien. Plusieurs décennies de "sciences de l'éducation" paraissent avoir parfaitement lessivé la finalité du système.
Durant le processus de révision de la Maturité suisse, auquel j'ai eu le grand privilège de participer activement, l'accord s'était fait sur la notion de citoyenneté : l'école doit préparer le citoyen de l'avenir, critique et responsable à la fois. Pour que 26 systèmes scolaires différents, dans 4 langues, se mettent d'accord, et assez rapidement, c'est que le système éducatif, il y a vingt ans, partageait encore des valeurs communes. Aujourd'hui, le Canton de Vaud, ne sachant que faire de l'enseignement de citoyenneté, l'a confié aux.. géographes, qui n'en veulent pas. Il faut dire que l'enseignement de l'éthique et religions a été confié aux historiens, qui n'en veulent pas plus !
Si on se tourne vers la longue histoire de l'école, on discerne facilement ce que fut l'éducation du citoyen antique (10% dans la démocratie athénienne, 1% à Sparte). La cité se donnait pour tâche d'inculquer ses valeurs à ses enfants à travers le dressage du corps. Son but était de rassembler 7000 citoyens sur l'agora (le quorum), et plus si possible sur le champ de bataille. L'horizon de l'éducation antique, c'est le sacrifice : il est beau de mourir jeune, répètent les vieillards. Il n'y a plus de citoyens, dit Rousseau. En effet, notre nationalisme contemporain est plus confortable : passant ses journées sur les réseaux sociaux à insulter tout ce qui lui déplaît, le cybernationaliste contemporain reconnaît volontiers qu'il ne souhaite ni donner sa vie pour la patrie, ni payer ses impôts, ni élever ses enfants, ni rester avec sa femme. Et c'est pour cela que nous ne sommes pas menacés par la montée du fascisme : personne ne veut se soumettre, et encore moins se sacrifier.
Le Moyen Age a beaucoup éduqué, en partant de rien. Il a inventé l'Université, le Collège, la théologie, le droit, la médecine, les humanités, et son immense bonne volonté, malgré les mauvaises conditions, a porté essentiellement sur le sort de l'âme : le salut de l'homme était suspendu à cet immense effort de charité, diffuser la connaissance pour sauver le pécheur ignorant. 
L'humanisme a brutalement cassé ce grand dessein : la culture est devenu un jeu, un amusement supérieur, un plaisir de l'esprit et des sens. Mais les institutions médiévales ont bénéficié paradoxalement des Guerres de religion. Il fallait instruire solidement les élites pour leur éviter de tomber dans l'hérésie. Le salut s'est fait théologico-politique. Si le prince est le fondement ultime de la société, il est garant aussi du salut de ses sujets. Dans les campagnes vaudoises, le pasteur choisit l'instituteur, organise les examens, rassemble les petits au catéchisme, et leur fait chanter des cantiques. L'alphabétisation est d'abord l'effet du souci de l'âme. Pourquoi tant d'analphabètes dans un monde sans âme ?
Nous avons ensuite fait la Révolution, et l'école s'est mise résolument au service des intérêts de l'individu, ou plutôt du bourgeois, quintessence de l'individu. Et c'est alors qu'a surgi, venant des Lumières et cheminant par l'évolutionnisme, l'idée que le savoir tout entier était une réponse aux défis de l'environnement, que l'enfant faisait partie de la nature et ainsi participait à l'animalité, devant donc se "développer", au rythme de son épanouissement propre, qui pouvait d'ailleurs être mesuré scientifiquement, et donc de manière égalitaire. Contre les motivations civiques (Piaget était pacifiste) et contre les motivations religieuses, évidemment, la pédagogie issue des Lumières et de L'Emile a voulu placer l'enfant et son activité au centre de l'école. Le ressentiment à l'égard de la pédagogie a donc des origines profondes : le citoyen déplore la fin du sacrifice, le prêtre du salut, le bourgeois de l'utilité.
Aujourd'hui, la révolution est finie et le système éducatif a perdu sa finalité individualiste. Il n'est pas certain que le bon élève "réussisse" sa vie. Sur le marché, un artisan malin, un marginal inspiré peuvent ouvertement prendre le pas sur le porteur de diplômes. Que peut faire l'école ? La réponse est encore trouble, mais insistante : il faut former aujourd'hui des bons consommateurs, des personnes dont la finalité purement passive exigera parfois un peu de travail certes, mais étroitement finalisé par l'acquisition progressive de biens purement marchands, maison, voiture, culture, technique. Comme le dit l'un de mes chers amis, le Gymnase prépare très bien les élèves à l'année sabbatique.