Et le premier, tout d’abord, mon compagnon de gymnase et de faculté, Pierre
Huguenin (1956-2000) avec lequel j’ai organisé tous mes premiers voyages en
Italie et à Prague (quand la lire était devenu trop chère pour nous). Florence,
Pise, Lucques, Arezzo, Pérouse (dans ce mail qui se finit par une statue du
pape en bronze), Assise, Vérone, Padoue, Ferrare, Venise, Torcello. Ensuite mon
collègue Clarence Linder (frappé en pleine course de l’Escalade), l’infatigable
organisateur des camps de ski du Gymnase de Morges à La Fouly et ailleurs.
Je me revois à Vichères, dans un petit chalet avec Sylviane, conduisant un
vieux bus VW pour amener les élèves aux pistes du Grand Saint-Bernard (j’ai
croisé le car postal en me plaçant obligeamment du côté de la pente).
Bien vivant lui, Yves Renaud, l’ami solide dont le marteau disperse les
nuages : Amsterdam, Ostende, Vienne, Copenhague, Rome, Lisbonne. Bien
vivant aussi, Denis Monod, l’infatigable organisateur du voyage en Grèce :
Olympie, Nauplie, Némée, Mycènes, Corinthe, Hosios Loukas, Delphes. En 1980, mon
premier voyage de bac fut démesuré, et m’inspira aussitôt le rêve des grandes
navigations. Ma collègue Marianne Béguelin, m’invita à l’accompagner pour faire
le tour de la Sardaigne en car : Alghero, Oristano, Cagliari Nuoro, Olbia.
C’était déjà le format de notre voyage en Grèce ou au Portugal : quatre
jours de voyage et quatre jours de visite.
Comme pour me consoler et conjurer le fatum de la « dernière fois », mes collègues sur un ton
amical m’avaient dit : « Tu
pourras encore nous accompagner ». Ils furent surpris de la brusquerie
avec laquelle je leur répondis : « Non, plus jamais les voyages de bac ». En redescendant du
Grand Saint-Bernard, j’avais le sentiment d’avoir échappé aux plus grands
dangers : l’incendie du dancing (300 morts), l’accident de car (50 morts),
l’enlèvement, la disparition, les malaises, les nuits alcoolisées, etc. Faire
voyager des dizaines d’adolescents, c’est s’exposer à un risque énorme,
incommensurable, impensable. Les profs croient connaître leurs élèves parce
qu’ils leur mettent des notes. Quelle illusion : la nuit révèle une autre
personnalité, qui peut transformer la plus douce brebis en loup enragé !
En réalité, chaque voyage de bac a été pour moi une véritable ordalie : je venais demander à Dieu,
ou à Hermès, de bien vouloir valider ma baraka
par sa grande faveur. J’allumai des cierges à tous les saints, je faisais
scrupuleusement l’aumône aux mendiants, j’ai baisé l’orteil de la Vierge à
Rome, l'Office à Saint-Louis des Français, j’ai salué tous les temples maçonniques, j’ai appuyé longuement ma main
sur le tombeau de Saint-Antoine de Padoue, j’ai récité des psaumes dans la
synagogue Staronova dont l’horloge avance de droite à gauche.
La baraka… « Que ferez-vous
si vous perdez la baraka ? » me demande la directrice du gymnase.
« Je ne ferai plus de voyage de bac,
Madame ». Et voici, après plus d’une quarantaine de « semaines
spéciales », je rentre à la maison pour toujours. IL NE M’EST RIEN
ARRIVE ! Je n’ai jamais perdu d’élèves, les bobos ont été soignés, les
malaises confortés, les pleurs séchés, etc. (un petit coma éthylique à Bâle, au
Carnaval, que les infirmiers ont vite dédramatisé : on en voit tous les jours). Comment peut-on obliger un
universitaire distingué, un rat de bibliothèque, un professeur enfin, un être généralement
secondaire et introverti, à promener une cinquantaine de chenapans parmi les
trésors de l’Europe ? Et pourtant depuis Töpffer et ses voyages en Italie
par le Simplon, tous les profs doivent en passer par là. Et les hôtels
minables, aux lits effondrés, sans eau ni salle de bain, les trains aux
étroites couchettes, les avions en retard, et les auberges de jeunesse avec le métal au matin, les chambrées de
collègues, les vols dans les affaires des élèves, les rentrées nocturnes, la
police à quatre heures du matin !
J’aimais voyager à la passion, j’aurais même pu en faire mon métier
peut-être. J’ai guidé des groupes en Inde et en Égypte, pendant mes études.
Mais la responsabilité n’était pas la même : nous promenons dans des lieux
mal connus ce que des familles ont de plus cher, et nous sommes garants d’un
groupe de cerveaux inachevés, auxquels manque précisément la volonté !
L’école est un grand conditionnement, que nous prenons le risque de suspendre,
pour laisser place à l’instinct d’exploration du mammifère. Avec pour référence
culturelle les springbreaks, où les
adolescents vont se défouler sans contrôle. Nos vieux maîtres avaient emmené
leurs classes d’hellénistes en Grèce, ou en Sicile, après le bac. Les
latinistes allaient à Rome, etc. Ces voyages étaient des privilèges, conçus et
guidés par des humanistes élitistes. Les vacances de masse ont altéré le
concept, autant que la gorge des participants. Le prof sait qu’au moindre
incident, sa responsabilité sera pesée par les préjugés d’un juge borné, par
les avocats coriaces des parties civiles effondrées, sans aucun soutien de l’État,
mais non sans une sanction éventuelle. Et, comme pour cette valeur sociale du
TRAVAIL, qui ne désigne rien de positif, mais seulement la résistance que l’on
se plaît à se prouver, les voyages de bac resteront longtemps l’ordalie du
professeur.
Il reste les grands moments, sur les sommets de l’Europe : les
Offices, le Vatican, la Villa des Mystères, la chapelle de l’Arena, le Louvre, le
Rijksmuseum, Phidias au British Museum, la Place du Commerce à Lisbonne, le
pont Saint-Charles à Prague, les bains turcs de Budapest, la coupole de Sainte-Sophie, le Museum d’Histoire naturelle de Londres, comme une
cathédrale avec son diplodocus alerte dans la nef et la statue de Darwin dans l’abside.
Et puis les petits moments de répit : le premier café en Italie, le capucino sous les arcades, les churros
au Barrio chino, le thé complet chez Harrod's, le porto sur
l’Alfama, une bouteille de Samos sur le port de Nauplie, un kilo de côtelettes
grillées à Olympie, les harengs d’Amsterdam, le porc à la couenne à Copenhague,
une bière brune à Prague, et tant d’amitié, et tant de bons souvenirs. Les
beaux voyages ne finissent jamais : ils durent très longtemps dans la
mémoire, plus longtemps que bien des cours et des heures de classe. Ils seront même
peut-être, un jour, l’un des derniers visages de la jeunesse lointaine.