samedi 22 avril 2017

Adieu aux voyages de bac




Les deux cars passèrent à petite vitesse à travers le tunnel du Grand Saint-Bernard, et le val d’Entremont s’ouvrit devant nous, avec ses paliers et ses virages en épingle à cheveux, en suivant la Drance, l’une des trois rivières de ce nom. Bourg-Saint-Pierre, Vichères, Orsières, Sembrancher, Martigny, et ensuite la vallée du Rhône, vers Lausanne et Morges. Les élèves dormaient dans toutes les positions, tandis que mes collègues somnolaient. Au fur et à mesure que les deux cars poursuivaient leur descente prudente et pataude, les fantômes vinrent à ma rencontre.

Et le premier, tout d’abord, mon compagnon de gymnase et de faculté, Pierre Huguenin (1956-2000) avec lequel j’ai organisé tous mes premiers voyages en Italie et à Prague (quand la lire était devenu trop chère pour nous). Florence, Pise, Lucques, Arezzo, Pérouse (dans ce mail qui se finit par une statue du pape en bronze), Assise, Vérone, Padoue, Ferrare, Venise, Torcello. Ensuite mon collègue Clarence Linder (frappé en pleine course de l’Escalade), l’infatigable organisateur des camps de ski du Gymnase de Morges à La Fouly et ailleurs. Je me revois à Vichères, dans un petit chalet avec Sylviane, conduisant un vieux bus VW pour amener les élèves aux pistes du Grand Saint-Bernard (j’ai croisé le car postal en me plaçant obligeamment du côté de la pente).

Bien vivant lui, Yves Renaud, l’ami solide dont le marteau disperse les nuages : Amsterdam, Ostende, Vienne, Copenhague, Rome, Lisbonne. Bien vivant aussi, Denis Monod, l’infatigable organisateur du voyage en Grèce : Olympie, Nauplie, Némée, Mycènes, Corinthe, Hosios Loukas, Delphes. En 1980, mon premier voyage de bac fut démesuré, et m’inspira aussitôt le rêve des grandes navigations. Ma collègue Marianne Béguelin, m’invita à l’accompagner pour faire le tour de la Sardaigne en car : Alghero, Oristano, Cagliari Nuoro, Olbia. C’était déjà le format de notre voyage en Grèce ou au Portugal : quatre jours de voyage et quatre jours de visite.

Comme pour me consoler et conjurer le fatum de la « dernière fois », mes collègues sur un ton amical m’avaient dit : « Tu pourras encore nous accompagner ». Ils furent surpris de la brusquerie avec laquelle je leur répondis : « Non, plus jamais les voyages de bac ». En redescendant du Grand Saint-Bernard, j’avais le sentiment d’avoir échappé aux plus grands dangers : l’incendie du dancing (300 morts), l’accident de car (50 morts), l’enlèvement, la disparition, les malaises, les nuits alcoolisées, etc. Faire voyager des dizaines d’adolescents, c’est s’exposer à un risque énorme, incommensurable, impensable. Les profs croient connaître leurs élèves parce qu’ils leur mettent des notes. Quelle illusion : la nuit révèle une autre personnalité, qui peut transformer la plus douce brebis en loup enragé ! En réalité, chaque voyage de bac a été pour moi une véritable ordalie : je venais demander à Dieu, ou à Hermès, de bien vouloir valider ma baraka par sa grande faveur. J’allumai des cierges à tous les saints, je faisais scrupuleusement l’aumône aux mendiants, j’ai baisé l’orteil de la Vierge à Rome, l'Office à Saint-Louis des Français, j’ai salué tous les temples maçonniques, j’ai appuyé longuement ma main sur le tombeau de Saint-Antoine de Padoue, j’ai récité des psaumes dans la synagogue Staronova dont l’horloge avance de droite à gauche.

La baraka… «  Que ferez-vous si vous perdez la baraka ? » me demande la directrice du gymnase. « Je ne ferai plus de voyage de bac, Madame ». Et voici, après plus d’une quarantaine de « semaines spéciales », je rentre à la maison pour toujours. IL NE M’EST RIEN ARRIVE ! Je n’ai jamais perdu d’élèves, les bobos ont été soignés, les malaises confortés, les pleurs séchés, etc. (un petit coma éthylique à Bâle, au Carnaval, que les infirmiers ont vite dédramatisé : on en voit tous les jours). Comment peut-on obliger un universitaire distingué, un rat de bibliothèque, un professeur enfin, un être généralement secondaire et introverti, à promener une cinquantaine de chenapans parmi les trésors de l’Europe ? Et pourtant depuis Töpffer et ses voyages en Italie par le Simplon, tous les profs doivent en passer par là. Et les hôtels minables, aux lits effondrés, sans eau ni salle de bain, les trains aux étroites couchettes, les avions en retard, et les auberges de jeunesse avec le métal au matin, les chambrées de collègues, les vols dans les affaires des élèves, les rentrées nocturnes, la police à quatre heures du matin !

J’aimais voyager à la passion, j’aurais même pu en faire mon métier peut-être. J’ai guidé des groupes en Inde et en Égypte, pendant mes études. Mais la responsabilité n’était pas la même : nous promenons dans des lieux mal connus ce que des familles ont de plus cher, et nous sommes garants d’un groupe de cerveaux inachevés, auxquels manque précisément la volonté ! L’école est un grand conditionnement, que nous prenons le risque de suspendre, pour laisser place à l’instinct d’exploration du mammifère. Avec pour référence culturelle les springbreaks, où les adolescents vont se défouler sans contrôle. Nos vieux maîtres avaient emmené leurs classes d’hellénistes en Grèce, ou en Sicile, après le bac. Les latinistes allaient à Rome, etc. Ces voyages étaient des privilèges, conçus et guidés par des humanistes élitistes. Les vacances de masse ont altéré le concept, autant que la gorge des participants. Le prof sait qu’au moindre incident, sa responsabilité sera pesée par les préjugés d’un juge borné, par les avocats coriaces des parties civiles effondrées, sans aucun soutien de l’État, mais non sans une sanction éventuelle. Et, comme pour cette valeur sociale du TRAVAIL, qui ne désigne rien de positif, mais seulement la résistance que l’on se plaît à se prouver, les voyages de bac resteront longtemps l’ordalie du professeur.

Il reste les grands moments, sur les sommets de l’Europe : les Offices, le Vatican, la Villa des Mystères, la chapelle de l’Arena, le Louvre, le Rijksmuseum, Phidias au British Museum, la Place du Commerce à Lisbonne, le pont Saint-Charles à Prague, les bains turcs de Budapest, la coupole de Sainte-Sophie, le Museum d’Histoire naturelle de Londres, comme une cathédrale avec son diplodocus alerte dans la nef et la statue de Darwin dans l’abside. Et puis les petits moments de répit : le premier café en Italie, le capucino sous les arcades, les churros au Barrio chino, le thé complet chez Harrod's, le porto sur l’Alfama, une bouteille de Samos sur le port de Nauplie, un kilo de côtelettes grillées à Olympie, les harengs d’Amsterdam, le porc à la couenne à Copenhague, une bière brune à Prague, et tant d’amitié, et tant de bons souvenirs. Les beaux voyages ne finissent jamais : ils durent très longtemps dans la mémoire, plus longtemps que bien des cours et des heures de classe. Ils seront même peut-être, un jour, l’un des derniers visages de la jeunesse lointaine.