vendredi 8 avril 2016

La fin des voyages de bac ?


Au cours du voyage d'étude d’un collège lausannois, un garçon de quinze ans meurt à Rome, de plaies profondes causées par des couteaux japonais dont la vente est interdite en Europe. Les couteaux en question sont retrouvés dans la cour de l’hôtel. Ses quatre camarades de chambre « dormaient ». La justice italienne a « perdu » le dossier de l’enquête. La justice vaudoise a classé l’affaire. Les parents, les pauvres, font des phrases sublimes à la Khalil Gibran. Le jeune homme de quinze ans était un vidéaste reconnu, suivi par des milliers d’adolescents.
Au cours d’un voyage d'étude d’un gymnase vaudois à Bruxelles, deux classes sont prises dans les attentats terroristes. L’une est bloquée dans un musée, l’autre à l’hôtel. Le rapatriement s’effectue aussitôt. Bravo ! Le prof belge qui avait renoncé à organiser le voyage à Bruxelles, parce que trop dangereux, n’a pas été écouté. Le pauvre, c’est le héros de l’affaire.
Le monde change, il se ferme, il devient plus dangereux. Parallèlement, les adolescents recherchent de plus en plus quelque chose que l’école ne doit pas et surtout ne peut pas leur fournir : un espace déparentalisé, ouvert aux expériences-limites de l’alcool et du sexe. Chacun veut pouvoir tester ses limites sans garde-fou. Le voyage d’étude devient le prétexte à un spring break, un nouveau carnaval libéré de toute surveillance et de toute protection. L’écart s’accroît donc entre les attentes des adolescents et celles de l’institution. Quant aux parents, ils préfèrent que les déchaînements se passent sous la responsabilité de l’État, dans l’idée de pouvoir se retourner contre les accompagnants, le cas échéant.
Dans un voyage d’étude, le seul moment propice au déchaînement, c’est la nuit. Le jour, on visite, ou on dort si les accompagnants n’ont rien prévu (tout le monde n’est pas spontanément guide touristique dans le corps enseignant). Mais la nuit, malgré toutes les consignes et tous les engagements pris et signés au Gymnase, les élèves profitent de la naïveté et de la fatigue des adultes pour faire le mur, et aller « danser » dans des établissements qui ne se remplissent qu’à deux heures du matin. Un cortège de punitions et de jours de suspension viennent donc conclure, chaque année, la semaine des voyages d’étude.
Mais il y a plus grave, et le problème ne vient pas tant des élèves que de l’institution. Par son juridisme malheureux, l’école veut offrir à « chacun » un beau voyage, une prestation calibrée et normée, équitable et mesurable. Or les voyages de bac sont une création artisanale du corps enseignant, ou plutôt d’une minorité active du corps enseignant, et pas du tout une prestation généralisable. Il n’entre pas dans la formation pédagogique de savoir voyager. Dans le recrutement, rien de tel n’est demandé. Un pauvre débutant sera donc envoyé, par les pressions de la direction en manque d’accompagnants, dans des villes dangereuses avec une classe qu’il ne contrôle pas, et qui ne pense qu’à lui échapper.
A cela s’ajoutent les fausses facilités de l’internet : le prof est sollicité d’acheter les billets d’avion de ses élèves sur sa propre carte de crédit, pour être remboursé ensuite bien sûr. Mais, ce faisant, il se prive des services d’une agence de voyages professionnelle, qui choisit les hôtels sur son expérience, et qui peut le soutenir en cas d’annulation d’un vol. Pour avoir organisé et accompagné plus d’une trentaine de voyages de bac, je refuse désormais de travailler sans agence.
Au fond, qu’est-ce que le voyage ? D’abord et surtout, un privilège. Les bourgeois voyagent, ils ont « fait» tous les pays du monde, ils aiment découvrir l’art, la gastronomie, les spectacles du monde. Ils en rapportent des photographies, des diapositives, des albums qu’ils aiment infliger à leur voisinage. D’autre part, les « routards » voyagent, plus pauvrement bien sûr, mais certainement plus près des peuples de notre planète. Bourgeois et ancien hippie, j’aime passionnément les voyages et j’aime faire découvrir cette géographie de l’esprit qui est l’espace même de toute vraie culture. Mais je ne peux pas demander à tous mes collègues la même disposition d’esprit. On voyage avec ses passions, mais le pauvre collègue débutant, dans une auberge de jeunesse bruyante ou un hôtel crapouilleux, responsable pénalement de tout ce qui lui échappe, que peut-il donner à ses élèves ?
Les fondateurs des voyages de bac (réservons le cas emblématique et génial de Töppfer) étaient des hellénistes et des latinistes distingués, qui emmenaient quelques élèves choisis en Grèce ou en Sicile, pour couronner un cycle d’études humanistes. Ce monde n’est plus. Nous vivons sous la pression des jeux vidéo et du Califat.

C’est la fin des voyages de bac.