Au cours du voyage d'étude d’un collège
lausannois, un garçon de quinze ans meurt à Rome, de plaies profondes causées
par des couteaux japonais dont la vente est interdite en Europe. Les couteaux
en question sont retrouvés dans la cour de l’hôtel. Ses quatre camarades de
chambre « dormaient ». La justice italienne a « perdu » le
dossier de l’enquête. La justice vaudoise a classé l’affaire. Les parents, les
pauvres, font des phrases sublimes à la Khalil Gibran. Le jeune homme de quinze
ans était un vidéaste reconnu, suivi par des milliers d’adolescents.
Au cours d’un voyage d'étude d’un gymnase
vaudois à Bruxelles, deux classes sont prises dans les attentats terroristes.
L’une est bloquée dans un musée, l’autre à l’hôtel. Le rapatriement s’effectue
aussitôt. Bravo ! Le prof belge qui avait renoncé à organiser le voyage à
Bruxelles, parce que trop dangereux, n’a pas été écouté. Le pauvre, c’est le
héros de l’affaire.
Le monde change, il se ferme, il devient plus
dangereux. Parallèlement, les adolescents recherchent de plus en plus quelque
chose que l’école ne doit pas et surtout ne peut
pas leur fournir : un espace déparentalisé, ouvert aux expériences-limites
de l’alcool et du sexe. Chacun veut pouvoir tester ses limites sans garde-fou.
Le voyage d’étude devient le prétexte à un spring
break, un nouveau carnaval libéré de toute surveillance et de toute
protection. L’écart s’accroît donc entre les attentes des adolescents et celles de
l’institution. Quant aux parents, ils préfèrent que les déchaînements se
passent sous la responsabilité de l’État, dans l’idée de pouvoir se retourner
contre les accompagnants, le cas échéant.
Dans un voyage d’étude, le seul moment propice
au déchaînement, c’est la nuit. Le jour, on visite, ou on dort si les accompagnants
n’ont rien prévu (tout le monde n’est pas spontanément guide touristique dans
le corps enseignant). Mais la nuit, malgré toutes les consignes et tous les
engagements pris et signés au Gymnase, les élèves profitent de la naïveté et de
la fatigue des adultes pour faire le mur, et aller « danser »
dans des établissements qui ne se remplissent qu’à deux heures du matin. Un
cortège de punitions et de jours de suspension viennent donc conclure, chaque
année, la semaine des voyages d’étude.
Mais il y a plus grave, et le problème ne
vient pas tant des élèves que de l’institution. Par son juridisme malheureux,
l’école veut offrir à « chacun » un beau voyage, une prestation
calibrée et normée, équitable et mesurable. Or les voyages de bac sont une
création artisanale du corps enseignant, ou plutôt d’une minorité active du
corps enseignant, et pas du tout une prestation généralisable. Il n’entre pas
dans la formation pédagogique de savoir voyager. Dans le recrutement, rien de
tel n’est demandé. Un pauvre débutant sera donc envoyé, par les pressions de la
direction en manque d’accompagnants, dans des villes dangereuses avec une
classe qu’il ne contrôle pas, et qui ne pense qu’à lui échapper.
A cela s’ajoutent les fausses facilités de
l’internet : le prof est sollicité d’acheter les billets d’avion de ses
élèves sur sa propre carte de crédit, pour être remboursé ensuite bien sûr.
Mais, ce faisant, il se prive des services d’une agence de voyages
professionnelle, qui choisit les hôtels sur son expérience, et qui peut le
soutenir en cas d’annulation d’un vol. Pour avoir organisé et accompagné plus d’une
trentaine de voyages de bac, je refuse désormais de travailler sans agence.
Au fond, qu’est-ce que le voyage ?
D’abord et surtout, un privilège. Les
bourgeois voyagent, ils ont « fait» tous les pays du monde, ils aiment
découvrir l’art, la gastronomie, les spectacles du monde. Ils en rapportent des
photographies, des diapositives, des albums qu’ils aiment infliger à leur
voisinage. D’autre part, les « routards » voyagent, plus pauvrement
bien sûr, mais certainement plus près des peuples de notre planète. Bourgeois
et ancien hippie, j’aime passionnément les voyages et j’aime faire découvrir
cette géographie de l’esprit qui est
l’espace même de toute vraie culture. Mais je ne peux pas demander à tous mes
collègues la même disposition d’esprit. On voyage avec ses passions, mais le
pauvre collègue débutant, dans une auberge de jeunesse bruyante ou un hôtel
crapouilleux, responsable pénalement de tout ce qui lui échappe, que peut-il
donner à ses élèves ?
Les fondateurs des voyages de bac (réservons
le cas emblématique et génial de Töppfer) étaient des hellénistes et des
latinistes distingués, qui emmenaient quelques élèves choisis en Grèce ou en
Sicile, pour couronner un cycle d’études humanistes. Ce monde n’est plus. Nous vivons
sous la pression des jeux vidéo et du Califat.
C’est la fin des voyages de bac.