dimanche 10 septembre 2017

Philosophie de l'habillement — des profs



Le bouillant Maxime Kristanek, prof de philo et facebookeur impénitent, avait trop chaud le jour de la rentrée : il apparut donc en marcel, tongs et bermudas à son proviseur qui l’envoya se rhabiller. Cet épisode devait être dument partagé, et il le fut : d’abord sur la sérieuse et méritoire page Enseigner la philosophie[1], et ensuite sur sa page personnelle[2] parce que la discussion peu didactique en apparence agaçait les administrateurs qui décidèrent d’y mettre fin. Le chœur inévitable des « Cool » « J’ai bien le droit » et « C’est son choix » fut contredit par quelques messages secs et autoritaires, et personne ne fit à ce propos l’effort d’une véritable Philosophie de l’habillement, sur le modèle de la Philosophie de l’ameublement d’Edgar Allan Poe.
Les vêtements des représentants des institutions publiques avaient forcément quelque chose de l’uniforme : il fallait manifester son autorité, son appartenance à l’ordre souverain de l’État, manifester dans son apparence la transcendance de la Loi. En ayant la latitude de s’habiller « en bourgeois », le professeur manifestait son rang de fonctionnaire supérieur à ses collègues, astreints aux vêtements de fonction. Dans l’école publique, les instituteurs avaient des revenus un peu supérieurs aux milieux populaires dans lesquels ils étaient immergés. Mais les professeurs secondaires, appelés à fréquenter la bourgeoisie, devaient tenir leur rang. La révolte sociétale étant passée par là en Mai 68, les profs ont cessé de se vêtir bourgeoisement. Un nouvel ordre est apparu, avec l’uniforme de la révolte. Les représentants de « l’universalité », comme disait Sartre, devaient être vêtus comme tout le monde. Et, comme les voitures qui ont perdu leurs couleurs par mimétisme avec la route, la nuit, ou la neige, les profs ont pris les habits de leurs élèves. Lesquels ne s’y trompent pas : aguerris à reconnaître toutes les marques de jean’s, ils ne font pas l’erreur de croire que c’est là le vêtement de « tout le monde » : « M’sieur, vous vous rendez pas compte, tous les jean’s n’ont pas le même prix ». L’uniforme scolaire est une scie qui revient dans les marronniers : s’il permet de limiter la surenchère des marques, il faut rappeler qu’il constitue, surtout dans le Tiers-Monde, un barrage financier qui exclut les familles peu fortunées de l’éducation secondaire des écoles privées.
Je me souviens que Jacques Chessex (mon prof de Français au Gymnase de la Cité, à Lausanne, et Prix Goncourt 1973) m’avait raconté que Jacques Mercanton (mon prof de Français à la Faculté des Lettres) passait dans les couloirs du Collège de Béthusy en costume d’été clair, lorsque Chessex était gamin, et que ce vêtement qui tranchait tant par son élégance sur la tristesse et la laideur des vêtements des autres profs, dans l’immédiat après-guerre, où les gens étaient si pauvres. Ce costume magnifique, disait-il, l’avait poussé à devenir écrivain comme son professeur (mais il a passé le reste de sa vie en jeans, rassurez-vous). Ce qui est important, c’est la perception d’une différence, qui attire l’œil et l’esprit de l’élève, qui le rend attentif à ce qu’il n’a jamais vu (l’admiration, premier pas de la passion selon Descartes et Stendhal). Au cours de ma vie pédagogique, j’ai vu passer la plupart des profs d’un uniforme à l’autre, du triste complet de confection au jeans T-shirt, qui ne vaut guère mieux. « Au début de mon enseignement, le concierge nous attendait devant l’escalier qui montait aux classes avec des cravates militaires noires, pour ceux qui n’en portaient pas » me disait un adorable vieux collègue. Le ressentiment contre les contraintes sociales a provoqué un retournement des codes, dont le principal effet est la misère générale.
« Nous, on n’écoute plus le prof de math, me disait ma belle-fille. — Mais pourquoi ?Il n’a pas changé de pantalon depuis cinq semaines ». On dira, c’est des filles, c’est des pestes ! Mais non, les élèves nous regardent sans cesse, très attentivement, comme les prisonniers de la caverne regardent les ombres sur la paroi. « Alors, est-ce que vous avez une dernière question avant les examens ? — Oui, M’sieur, mais on voulait vous demander : vous avez combien de paires de chaussettes Burlington ? ».  Les élèves nous regardent, et je ne peux résister au plaisir de citer un texte de Freud, que j’ai soumis à toutes les générations d’étudiants de la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne : « Mon saisissement lors de la rencontre avec mon ancien professeur de lycée m’exhorte à faire une première confession : je ne sais ce qui nous sollicita le plus fortement et fut pour nous le plus important, l’intérêt porté aux sciences qu’on nous enseignait ou celui que nous portions à la personnalité de nos maîtres. En tous cas chez nous tous, un courant souterrain jamais interrompu se portait vers ces derniers, et chez beaucoup le chemin vers les sciences passait uniquement par les personnes des maîtres ; plusieurs d’entre nous restèrent arrêtés sur ce chemin qui, de la sorte, fut même pour quelques-uns — pourquoi ne pas l’avouer ? — durablement barré »[3]. Cette dimension projective de la relation pédagogique est gênante, et la plupart des profs la refoulent (sans-parler du contre-transfert…) Mais elle est là, et consacre l’importance et la signification de l’apparence pour tous les enseignants.
Or, chargés d’organiser une journée de « prérentrée » pour les futurs stagiaires de l’enseignement secondaire (une volée de 150 personnes, environ), nous avions posé la question : comment allez-vous vous habiller lundi ? La plupart répondaient : « Comme j’ai envie ». Le vêtement n’est plus un message, mais un selfie. Ici intervient la petite philosophie de l’habillement promise. Comme Poe le faisait à propos de l’ameublement américain, il faut indiquer ici quels sont les trois écueils de l’habillement : la fonction, le narcissisme et l’ostentation. L’homme élégant ne se dévêt pas parce qu’il fait chaud, mais il indique la chaleur par la légèreté de ses vêtements, et il signifie par là le monde extérieur au lieu de le subir. Et puis, on ne s’habille pas comme « on a envie » parce que le vêtement n’est pas un selfie : ce n’est pas un accomplissement narcissique, mais une réponse anticipée au regard de l’Autre. Enfin, l’ostentation (les marques) destinée à provoquer grossièrement l’envie n’amène enfin que le mépris.
Il ne s’agit donc pas du tout d’incarner ou de représenter l’institution scolaire par ses vêtements, ou pire encore la triste révolte contre le costume, sans parler des bobos névrotiquement incapables de s’habiller en grande personne. Il s’agit de donner envie aux élèves de vous écouter, comme l’avait dit Hubert Nyssen à propos de sa révolution éditoriale, avec les premiers livres d’Actes Sud : « Un livre, ça se voit, ensuite ça se touche, ensuite ça se lit ». Et bien un professeur, ça se voit avant de s’écouter, et pour cela, il faut viser une modeste magnificence, un peu supérieure au niveau moyen de ses collègues. J’ai donc été le dernier de mon établissement à porter avec plaisir de belles cravates. Qu’on ne m’oppose pas l’argument du prix : on peut trouver partout des vêtements de très bonne qualité, à condition de ne pas vouloir se vêtir de pétrole. Mais il faut pour cela un œil, un toucher, des sens, une attention, et un sens de l’harmonie, toutes ces qualités qui manquent en général aux philosophes, et que Nietzsche nous recommandait à toutes ses pages.



[1] <https://www.facebook.com/groups/197192470301462/>
[2] <https://www.facebook.com/maxime.kristanek/>
[3] S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », in : Résultats, idées, problèmes, tome I 1890-1920, PUF 1984, p.228.

dimanche 20 août 2017

Le professeur de philosophie


En Europe, il y a autant de figures du professeur de philosophie que de traditions scolaires. À chaque fois, la fonction est associée à une autre discipline, qui la colore fortement. Dans le monde anglo-saxon, la philosophie est d’abord associée à la science : elle se fait épistémologie, théorie de la connaissance, etc. L’empirisme y tient forcément le haut du pavé, et même la philosophie analytique (maintenant entrée dans l’histoire de la philosophie) n’a pu l’ébranler, malgré le linguistic turn, dont on ne sait pas bien ce qu’il reste. Dans le monde catholique, la philosophie est associée à la théologie dont elle reste le marchepied, et dans le monde latin laïque (produit de l’État gibelin), elle est associée à l’histoire et à la philologie : l’histoire des idées définit le cadre général de la lecture des textes et le philosopher doit céder le pas à l’apprentissage de la philosophie, ce qui est peut-être plus simple et plus structurant pour les élèves de l’enseignement secondaire. En Allemagne, avant l’américanisation, la philosophie était philologique donc poétique, mais pas seulement : le monde germanique est à l’origine de l’empirisme logique et donc de la philosophie analytique.
Il n’y a qu’en France que le professeur de philosophie ait pu devenir le pivot de la mystique républicaine. Jérémy Romero vient de rappeler heureusement un article de Michel Foucault de 1970, consacré à la défense de la figure du professeur de philosophie, menacé par la réaction gaulliste, qui voulait déclasser les diplômes universitaires donnés à ­l’Université de Vincennes, parce que trop marxistes. Le professeur de philosophie est-il nécessairement marxiste, parce que critique ? La question aurait amusé Marx, qui avait renvoyé la critique aux souris, pour aborder l’économie politique. Dans ma carrière, j’ai bien côtoyé des collègues marxistes, mais ils étaient loin d’être majoritaires, ni très bons connaisseurs des textes marxistes (ceux qui l’étaient ne se déclaraient pas marxistes, comme Marx lui-même). Dans une école privée, j’ai fait lire Marx aux petits privilégiés de ma classe, qui étaient très satisfaits de savoir enfin « ce qu’il voulait », ce type dont on devait parler plus mal à la table familiale que des autres philosophes. Et pourtant, un lien intime associe bien le professeur de philosophie à la Révolution.
Michel Foucault, selon Jérémy Romero, affirme que le professeur de philosophie « est le véritable souverain dans l’enseignement secondaire, car il en révèle la finalité ultime : que chaque citoyen de la République française, d’abord formé aux savoirs positifs, exerce son droit de les remettre en question pour enfin véritablement penser par lui-même ». Cette phrase contient tout un monde de problèmes, qu’il faut traiter dans l’ordre. Oui, la philosophie est placée en fin de programme, mais cela n’en fait pas pour autant la finalité du programme (surtout que de très nombreux enseignants français sont d’abord des positivistes qui ne placent pas la critique au sommet du programme, mais le savoir positif). En fait, cet honneur républicain est d’abord un héritage historique : les Jésuites et Rollin avaient placé la philosophie en fin de programme par respect de la progression du trivium médiéval : grammaire, rhétorique, logique. Mais on est passé, avec la Révolution, de la structuration positive du discours à la détermination de ses limites (et c’est pourquoi Kant devait l’emporter sur Condorcet).
Mais, sérieusement, la « remise en question » des savoirs positifs est-elle vraiment au programme de la classe de philosophie ? Il semble, en relisant le programme de la Terminale L et ses 24 notions, regroupées dans les têtes de chapitre que sont le sujet, la culture, la raison, la politique et la morale, que la philosophie ait d’abord ses objets propres, qu’elle ne tire aucunement des « savoirs positifs » (aucun texte de savant reconnu par l’histoire des sciences ne figure d’ailleurs dans les trois anthologies scolaires que j’ai sous la main : Magnard, Belin, Hachette). Le règne universel de la Critique semble donc largement rabattu sur l’exploitation de la tradition philosophique, mais sans aucune cohérence historique, qui mettrait la philosophie en rapport avec l’histoire des idées, ni d’ailleurs avec la moindre investigation biographique sur les philosophes, leurs fonctions et leurs rôles dans leur temps. Le corpus est philosophique est ainsi verrouillé par le système lâche et confus du catalogue des notions. À aucun moment, le professeur de philosophie français n’est censé aborder l’épistémologie ni l’histoire des sciences, autrement que par le biais abstrait de l’argumentation. À titre personnel, bien sûr, un professeur peut apporter aux classes scientifiques des éclairages tirés de l’histoire des sciences, qui manquent tellement aux collègues de sciences naturelles.
Ensuite vient le vieux serpent de mer, « penser par soi-même », ce que Kant appelait le philosopher par opposition à l’histoire de la philosophie. Chez Kant, il faut rappeler pourtant que cette opposition recouvre celle de la Weltphilosophie (Hume, Rousseau, l’actualité, les Lumières, les salons, les dames, etc.) et la Schulphilosophie (la logique, la métaphysique rationnelle, la théologie rationnelle, la philosophie de la nature, l’université, l’Église luthérienne, le pouvoir prussien, etc.) : la critique pour Kant n’a pas sa place à l’école ! Peut-on vraiment « penser par soi-même » en étudiant 24 notions en une année, attestée par une dissertation sur un sujet impréparé, qui doit être bourrée de références savantes, sans matériel adéquat pendant l’examen ? Cette gageure pédagogique se révèle impossible pour une bonne partie des élèves, ce qui fait craindre et détester la discipline. Une de me chères collègues françaises m’avait rappelé de manière autoritaire que la classe de philosophie fait le citoyen français. Et quand je lui ai demandé si tous  les élèves qui n’avaient pas la moyenne à leur dissertation étaient quand même des citoyens, elle m’a répondu « non ». Il y a loin de la République à la démocratie…
Jérémy Romero, dans son commentaire de l’interview de Michel Foucault, propose d’ailleurs des pistes intéressantes pour aborder l’histoire du système de santé, l’éthique des affaires, la sociologie des techniques, etc. avec les élèves des bacs spécialisés. Mais, même si les innovations pédagogiques se font toujours par les classes les moins investies par les traditions de l’excellence, il convient, me semble-t-il, de s’interroger sur la cohérence du système de l’enseignement philosophique français, sans fuite en avant syndicale ou associative (demander plus de temps, de moyens, etc.). Dans la philosophie contemporaine, on ne trouve pas de système qui puisse unifier l’enseignement des notions disparates du programme (Hegel ou Comte, c’est fini). L’argumentation, n’étant pas étudiée pour elle-même, ne peut pas structurer l’apprentissage. La référence aux textes philosophiques implique forcément l’histoire de la philosophie. Je ne vois pas d’autre issue à cette impasse pédagogique que le sacrifice du mythe du professeur de philosophie, et de la progression de la démocratie par un enseignement plus rationnel, et plus modestement ouvert à tous.

samedi 19 août 2017

Extrait de mon journal personnel





"Départ de F & D, pour la rentrée de Morges. Il me paraît étonnement normal de rester dans le Sud en vacances, et je comprends qu’il me semblait durant toutes ces années anormal de rentrer pour retravailler, mais une fois les visiteurs partis sur la longue route du retour, que je connais si bien, tout de même une petite pointe étonnante de regret de n’être pas parti avec les amis. « Ma place est auprès de mes camarades ». Cette phrase m’a hanté durant quelques minutes, puis s’en est allée dans le lâche soulagement de n’avoir pas d’obligation en Suisse avant la semaine prochaine. Les « camarades », le mot fait penser à la chambrée des soldats ou au vestiaire de l’équipe, plus qu’à la salle des maîtres. Et pourtant je me suis senti solidaire, un instant, de cet immense effort institutionnel collectif d’éducation, et surtout de ses acteurs. Je m’interroge sur ce sentiment ténu : après quarante ans, je ne regrette pas l’enseignement, qui me fatiguait de plus en plus. Je ne regrette pas l’école, qui m’a toujours demandé un grand effort d’adaptation et d’intégration. Je ne regrette pas mes 4'000 élèves, que je porte toujours en moi, dans une grande mémoire un peu involontaire. « Ma place est auprès de mes camarades » désigne d’ailleurs plutôt un devoir qu’un plaisir, la solidarité avec la horde de chasseurs primitifs sans lesquels on mourrait seul dans la nuit : mais avec toute la tendresse que je leur voue, je dois maintenant apprendre que j’ai le droit de les abandonner à leur destin, ne pouvant plus rien pour eux, et l’enseignement avec eux. Ce que je devais déjà m’imposer chaque année, aux promotions, pour les élèves qui partaient dans la vie — mon sort aujourd’hui. Et pourtant, j’ai vu aujourd’hui les rails commencer à diverger sous mes pieds, à l’aiguillage, et j’ai laissé partir l’autre train, pour suivre ma propre voie."

dimanche 9 juillet 2017

Une lettre de démission



Monsieur le Président, cher.es Collègues,

Je vous prie d’accepter ma démission de notre société professionnelle. En effet, je vais quitter à la fois l’enseignement et la Suisse, et la diminution de mes ressources ne me permettra plus d’honorer les cotisations des sociétés aux travaux desquels je ne pourrai plus participer activement. Mais je suis fier des combats que nous avons menés pour défendre notre métier, et qui leur doit d’être évidemment encore présentable aujourd’hui. D’une certaine manière, je pense que nous avons réussi à « sauver » notre métier de la prolétarisation et du misérabilisme. Malgré les tartines de marxisme qu’il vous a plu de nous envoyer parfois, nous ne sommes pas et ne serons jamais des employés comme les autres, parce que notre métier implique l’exercice de la supériorité intellectuelle, sur les élèves bien sûr, mais aussi sur les collègues et la direction.
            
Ma génération a perdu très tôt sa bonne conscience avec la Reproduction de Bourdieu (1970), et certains n’en sont même jamais revenus. La « violence symbolique », partout présente dans l’école, a cependant été relativisée par les « micro-pouvoirs » de Foucault (1975) : c’est l’action de chaque maître qui constitue la discipline de l’école, et pas quelque loi stratosphérique. Enfin le « maître ignorant » de Rancière (1987) est venu rappeler qu’un professeur est d’abord une volonté avant d’être un trajet de pensée. Contrairement à l’anarchie académique, la violence symbolique à l’état de nature, les maîtres de gymnase se plient en général à un strict égalitarisme de façade, qui sauve la possibilité de l’action collective et la stabilité de l’institution. Mais il ne faut pas s’y tromper : les détenteurs de la violence symbolique, même investis que de micro-pouvoirs, ne seront jamais des employés comme les autres ni des prolétaires abrutis.

La culture et les savoirs que nous défendons restent précieux pour l’éducation de la réflexion et de la créativité. Malgré la révolution technologique que nous traversons, malgré la mutation de la langue que nous devons bien constater, malgré l’ambivalence de la plupart des intellectuels à l’égard de notre civilisation et de son passé, j’ai eu la tâche, pendant quarante ans, d’amener des adolescents fort différents et contradictoires aux mêmes buts généraux : être des adultes prêts à jouir pleinement des nouveaux moyens de leur temps, heureux de s’exprimer de manière efficace et belle, responsable de leur histoire et de leurs actes. Cette mission a pleinement rempli ma vie professionnelle, et j’ai pu traverser ce temps sans ennui et sans amertume : il n’est pas de plus grand privilège aujourd’hui que d’être utile aux autres. 

Reconnaissant des belles études que j’avais pu recevoir, j’ai voulu partager avec ceux qui n’avaient pas eu cette chance : Gymnase du Soir, Université populaire, parents du Gymnase. Convaincu que la didactique était non seulement possible mais nécessaire, j’ai été actif pendant vingt-sept ans à l’Avenue de Cour 33. Scandalisé par la société à deux écoles dans laquelle je suis né, j’ai œuvré à les réunifier par la loi de 1984 et par la fondation de la HEP.

En prenant ma retraite, je mesure cependant tout ce qui reste à faire : les disciplines scolaires sont fossilisées en partages institutionnels stériles : il faut réunir les savoirs et leur donner de nouveaux objets contemporains et urgents. La Maturité 2050 ne devrait plus présenter que quatre notes : santé, communication, citoyenneté, développement durable. D’autre part, les élèves ne tiendront plus longtemps le gavage terroriste qu’on leur impose. Si on veut retrouver le dynamisme de la motivation intrinsèque, il faut faire appel à leur immense créativité et à leurs choix. Enfin, on ne peut plus apprendre de manière moratoire « pour plus tard ». L’enseignement doit toucher les élèves ici et maintenant pour être bien reçu.

Toutes ces révolutions vous attendent, et je me réjouis d’y assister à distance, ayant rejoint cet âge dont Platon dit qu’on y est alors libre de philosopher « pour son plaisir ». Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, cher.es Collègues, mes meilleures salutations.
                                  
 

mercredi 28 juin 2017

Adieu à beaucoup de personnages et à tous mes collègues


 En remerciement pour tout ce que je viens d’entendre, je souhaite vous donner en partant quelques conseils pour « traverser la vie » et surtout, en l’occurrence, la vie pédagogique. En effet, je me rappelle que lorsque j’étais petit, assis sur le tapis de ma chambre, je me demandais avec anxiété comment « traverser la vie » quand je serais adulte, et je m’imaginais, très loin de Sainte-Croix, explorateur au Congo avec des animaux partout, ou aviateur en Océanie, allant d’île en île. Le mouvement étant forcément à mes yeux la valeur principale de ces activités, il me fallait naviguer ou survoler de grands territoires, si possible déserts. (« Navigare necesse est, vivere non necesse » dit Pompée le grand Triumvir au capitaine de son navire). Quel contraste avec notre profession si régulière et si sédentaire. Mais en fait non, sous la surface parfaitement administrée la vie pédagogique est en fait toujours nouvelle : au Gymnase aussi, on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Pas un jour je ne suis arrivé au Gymnase sans me demander : que s’est-il encore passé ?
Pour Nietzsche, ce qui caractérise la vie des dieux, la meilleure à ses yeux, se condense en trois maximes : vivre en montagne, voyager beaucoup, partir vite. Même si l’esprit étroit et routinier des Vaudois n’a pas été jusqu’à créer ce « Gymnase de montagne » (à Leysin par exemple) dont j’ai tant rêvé avec les romans de Jacques Mercanton (il en existe pourtant un en Suisse, à Davos), et qui aurait tant de succès auprès des élèves, disons que nous vivons tout de même à Morges un peu en montagne, avec l’apparition intermittente du plus beau sommet d’Europe, notre Mont-Blanc, qui nous a jamais manqué, lors des grandes journées du Gymnase. Voyager beaucoup : il est bien établi aujourd’hui que même Cendrars n’a pas pu aller en Chine sans passeport ! Mais il est sûr malheureusement que le monde est en train de se refermer sur nous actuellement, à cause de la pression des autres civilisations, mais surtout à cause du juridisme frileux des autorités scolaires. Entre le négligé des voyages en un clic et la pusillanimité des maîtres, il y avait un chemin sérieux qui s’appelait le métier du voyage, et qui s’appuyait sur des fidélités locales autant que lointaines, et sur le professionnalisme des voyagistes. Que restera-t-il du gymnase dans la mémoire de nos élèves ? Je prends le pari que nos voyages de bac figureront toujours dans les souvenirs de jeunesse des gens qui mourront vers 2090. Partir vite : c’est ce que je fais en me retirant au plus tôt, ne voulant pas m’accrocher à mon identité professionnelle comme une moule à son rocher, et surtout pour conserver un vrai projet de vie, d’ailleurs pas si défini qu’on pourrait croire, puisque reposant d’abord sur le besoin d’absence de contrainte et de liberté (d’indifférence).
En ce moment ultime, j’adore encore ce métier de professeur, comme je l’ai toujours adoré depuis quarante ans. Comment « traverser la vie » en aimant son métier toute sa vie ? Bien sûr, je ne puis vous donner que mes recettes, mais peut-être ne seront-elles pas perdues pour tout le monde. D’abord innover : notre liberté pédagogique est immense et nous n’en faisons pas grand-chose, par crainte et par fatigue. Les cours, au bout de dix ans, se figent et se fossilisent. C’est le moment de tout changer, ou de partir. Mais il y a un piège : un cours bien rodé est très efficace, et ne demande presque plus de préparation. Comme l’enseignement est gazeux, et ne prend jamais que l’espace qu’on lui laisse, condenser ses cours est avantageux : on peut s’occuper d’autre chose, sa famille, sa maison, son chalet, son bateau, etc. Mais avec l’efficacité, s’accroît aussi à votre insu le désinvestissement, qui est très pénible à compenser quand le travail soudain l’exige. Donc il faut innover pour garder toute son attention à son enseignement.
Ensuite, il faut garder un rapport professionnel avec des adultes. À force de ne fréquenter que des adolescents, on devient soi-même un adolescent rabougri, coupé des adultes, et craintifs devant les interactions égalitaires. Puisque j’en suis au chapitre des générations, je crois qu’il est essentiel pour le corps enseignant de prévenir le conflit des générations. Et pour cela, il faut faire l’effort de s’intéresser aux jeunes collègues, mêmes irritants par leur agressivité et leur suffisance parfois, et leur faciliter l’entrée dans le métier plutôt que de les rejeter comme on le fait d’un petit frère nouveau-né. De même, les jeunes collègues doivent faire l’effort de nouer une relation positive avec leurs aînés, pour recevoir d’eux une part de l’expérience de l’école, quitte à prendre ou à laisser ce qu’ils recevront. Je me reproche beaucoup d’avoir parfois rudoyé mes anciens collègues de Chamblandes, aujourd’hui tous décédés, et qui m’ont appris le métier : Jean-Charles Potterat, Jean-Louis Cornuz, Olivier Bonard.
Enfin, je ne voudrais pas quitter la conférence des maîtres sans vous demander d’applaudir les fondateurs du Gymnase, mes valeureux frères d’armes de la photo de 1993, qui sont encore parmi nous : Patrick Amiguet, Jean-Marc Bécholay, Bernard Grobéty, Tina Spagnuolo, Jean-Claude Stucky, François de Vargas, Joyce Rupp, Suzanne Werthmuller. À tous, mes remerciements pour cette belle aventure d’un quart de siècle.


samedi 22 avril 2017

Adieu aux voyages de bac




Les deux cars passèrent à petite vitesse à travers le tunnel du Grand Saint-Bernard, et le val d’Entremont s’ouvrit devant nous, avec ses paliers et ses virages en épingle à cheveux, en suivant la Drance, l’une des trois rivières de ce nom. Bourg-Saint-Pierre, Vichères, Orsières, Sembrancher, Martigny, et ensuite la vallée du Rhône, vers Lausanne et Morges. Les élèves dormaient dans toutes les positions, tandis que mes collègues somnolaient. Au fur et à mesure que les deux cars poursuivaient leur descente prudente et pataude, les fantômes vinrent à ma rencontre.

Et le premier, tout d’abord, mon compagnon de gymnase et de faculté, Pierre Huguenin (1956-2000) avec lequel j’ai organisé tous mes premiers voyages en Italie et à Prague (quand la lire était devenu trop chère pour nous). Florence, Pise, Lucques, Arezzo, Pérouse (dans ce mail qui se finit par une statue du pape en bronze), Assise, Vérone, Padoue, Ferrare, Venise, Torcello. Ensuite mon collègue Clarence Linder (frappé en pleine course de l’Escalade), l’infatigable organisateur des camps de ski du Gymnase de Morges à La Fouly et ailleurs. Je me revois à Vichères, dans un petit chalet avec Sylviane, conduisant un vieux bus VW pour amener les élèves aux pistes du Grand Saint-Bernard (j’ai croisé le car postal en me plaçant obligeamment du côté de la pente).

Bien vivant lui, Yves Renaud, l’ami solide dont le marteau disperse les nuages : Amsterdam, Ostende, Vienne, Copenhague, Rome, Lisbonne. Bien vivant aussi, Denis Monod, l’infatigable organisateur du voyage en Grèce : Olympie, Nauplie, Némée, Mycènes, Corinthe, Hosios Loukas, Delphes. En 1980, mon premier voyage de bac fut démesuré, et m’inspira aussitôt le rêve des grandes navigations. Ma collègue Marianne Béguelin, m’invita à l’accompagner pour faire le tour de la Sardaigne en car : Alghero, Oristano, Cagliari Nuoro, Olbia. C’était déjà le format de notre voyage en Grèce ou au Portugal : quatre jours de voyage et quatre jours de visite.

Comme pour me consoler et conjurer le fatum de la « dernière fois », mes collègues sur un ton amical m’avaient dit : « Tu pourras encore nous accompagner ». Ils furent surpris de la brusquerie avec laquelle je leur répondis : « Non, plus jamais les voyages de bac ». En redescendant du Grand Saint-Bernard, j’avais le sentiment d’avoir échappé aux plus grands dangers : l’incendie du dancing (300 morts), l’accident de car (50 morts), l’enlèvement, la disparition, les malaises, les nuits alcoolisées, etc. Faire voyager des dizaines d’adolescents, c’est s’exposer à un risque énorme, incommensurable, impensable. Les profs croient connaître leurs élèves parce qu’ils leur mettent des notes. Quelle illusion : la nuit révèle une autre personnalité, qui peut transformer la plus douce brebis en loup enragé ! En réalité, chaque voyage de bac a été pour moi une véritable ordalie : je venais demander à Dieu, ou à Hermès, de bien vouloir valider ma baraka par sa grande faveur. J’allumai des cierges à tous les saints, je faisais scrupuleusement l’aumône aux mendiants, j’ai baisé l’orteil de la Vierge à Rome, l'Office à Saint-Louis des Français, j’ai salué tous les temples maçonniques, j’ai appuyé longuement ma main sur le tombeau de Saint-Antoine de Padoue, j’ai récité des psaumes dans la synagogue Staronova dont l’horloge avance de droite à gauche.

La baraka… «  Que ferez-vous si vous perdez la baraka ? » me demande la directrice du gymnase. « Je ne ferai plus de voyage de bac, Madame ». Et voici, après plus d’une quarantaine de « semaines spéciales », je rentre à la maison pour toujours. IL NE M’EST RIEN ARRIVE ! Je n’ai jamais perdu d’élèves, les bobos ont été soignés, les malaises confortés, les pleurs séchés, etc. (un petit coma éthylique à Bâle, au Carnaval, que les infirmiers ont vite dédramatisé : on en voit tous les jours). Comment peut-on obliger un universitaire distingué, un rat de bibliothèque, un professeur enfin, un être généralement secondaire et introverti, à promener une cinquantaine de chenapans parmi les trésors de l’Europe ? Et pourtant depuis Töpffer et ses voyages en Italie par le Simplon, tous les profs doivent en passer par là. Et les hôtels minables, aux lits effondrés, sans eau ni salle de bain, les trains aux étroites couchettes, les avions en retard, et les auberges de jeunesse avec le métal au matin, les chambrées de collègues, les vols dans les affaires des élèves, les rentrées nocturnes, la police à quatre heures du matin !

J’aimais voyager à la passion, j’aurais même pu en faire mon métier peut-être. J’ai guidé des groupes en Inde et en Égypte, pendant mes études. Mais la responsabilité n’était pas la même : nous promenons dans des lieux mal connus ce que des familles ont de plus cher, et nous sommes garants d’un groupe de cerveaux inachevés, auxquels manque précisément la volonté ! L’école est un grand conditionnement, que nous prenons le risque de suspendre, pour laisser place à l’instinct d’exploration du mammifère. Avec pour référence culturelle les springbreaks, où les adolescents vont se défouler sans contrôle. Nos vieux maîtres avaient emmené leurs classes d’hellénistes en Grèce, ou en Sicile, après le bac. Les latinistes allaient à Rome, etc. Ces voyages étaient des privilèges, conçus et guidés par des humanistes élitistes. Les vacances de masse ont altéré le concept, autant que la gorge des participants. Le prof sait qu’au moindre incident, sa responsabilité sera pesée par les préjugés d’un juge borné, par les avocats coriaces des parties civiles effondrées, sans aucun soutien de l’État, mais non sans une sanction éventuelle. Et, comme pour cette valeur sociale du TRAVAIL, qui ne désigne rien de positif, mais seulement la résistance que l’on se plaît à se prouver, les voyages de bac resteront longtemps l’ordalie du professeur.

Il reste les grands moments, sur les sommets de l’Europe : les Offices, le Vatican, la Villa des Mystères, la chapelle de l’Arena, le Louvre, le Rijksmuseum, Phidias au British Museum, la Place du Commerce à Lisbonne, le pont Saint-Charles à Prague, les bains turcs de Budapest, la coupole de Sainte-Sophie, le Museum d’Histoire naturelle de Londres, comme une cathédrale avec son diplodocus alerte dans la nef et la statue de Darwin dans l’abside. Et puis les petits moments de répit : le premier café en Italie, le capucino sous les arcades, les churros au Barrio chino, le thé complet chez Harrod's, le porto sur l’Alfama, une bouteille de Samos sur le port de Nauplie, un kilo de côtelettes grillées à Olympie, les harengs d’Amsterdam, le porc à la couenne à Copenhague, une bière brune à Prague, et tant d’amitié, et tant de bons souvenirs. Les beaux voyages ne finissent jamais : ils durent très longtemps dans la mémoire, plus longtemps que bien des cours et des heures de classe. Ils seront même peut-être, un jour, l’un des derniers visages de la jeunesse lointaine.