dimanche 20 août 2017

Le professeur de philosophie


En Europe, il y a autant de figures du professeur de philosophie que de traditions scolaires. À chaque fois, la fonction est associée à une autre discipline, qui la colore fortement. Dans le monde anglo-saxon, la philosophie est d’abord associée à la science : elle se fait épistémologie, théorie de la connaissance, etc. L’empirisme y tient forcément le haut du pavé, et même la philosophie analytique (maintenant entrée dans l’histoire de la philosophie) n’a pu l’ébranler, malgré le linguistic turn, dont on ne sait pas bien ce qu’il reste. Dans le monde catholique, la philosophie est associée à la théologie dont elle reste le marchepied, et dans le monde latin laïque (produit de l’État gibelin), elle est associée à l’histoire et à la philologie : l’histoire des idées définit le cadre général de la lecture des textes et le philosopher doit céder le pas à l’apprentissage de la philosophie, ce qui est peut-être plus simple et plus structurant pour les élèves de l’enseignement secondaire. En Allemagne, avant l’américanisation, la philosophie était philologique donc poétique, mais pas seulement : le monde germanique est à l’origine de l’empirisme logique et donc de la philosophie analytique.
Il n’y a qu’en France que le professeur de philosophie ait pu devenir le pivot de la mystique républicaine. Jérémy Romero vient de rappeler heureusement un article de Michel Foucault de 1970, consacré à la défense de la figure du professeur de philosophie, menacé par la réaction gaulliste, qui voulait déclasser les diplômes universitaires donnés à ­l’Université de Vincennes, parce que trop marxistes. Le professeur de philosophie est-il nécessairement marxiste, parce que critique ? La question aurait amusé Marx, qui avait renvoyé la critique aux souris, pour aborder l’économie politique. Dans ma carrière, j’ai bien côtoyé des collègues marxistes, mais ils étaient loin d’être majoritaires, ni très bons connaisseurs des textes marxistes (ceux qui l’étaient ne se déclaraient pas marxistes, comme Marx lui-même). Dans une école privée, j’ai fait lire Marx aux petits privilégiés de ma classe, qui étaient très satisfaits de savoir enfin « ce qu’il voulait », ce type dont on devait parler plus mal à la table familiale que des autres philosophes. Et pourtant, un lien intime associe bien le professeur de philosophie à la Révolution.
Michel Foucault, selon Jérémy Romero, affirme que le professeur de philosophie « est le véritable souverain dans l’enseignement secondaire, car il en révèle la finalité ultime : que chaque citoyen de la République française, d’abord formé aux savoirs positifs, exerce son droit de les remettre en question pour enfin véritablement penser par lui-même ». Cette phrase contient tout un monde de problèmes, qu’il faut traiter dans l’ordre. Oui, la philosophie est placée en fin de programme, mais cela n’en fait pas pour autant la finalité du programme (surtout que de très nombreux enseignants français sont d’abord des positivistes qui ne placent pas la critique au sommet du programme, mais le savoir positif). En fait, cet honneur républicain est d’abord un héritage historique : les Jésuites et Rollin avaient placé la philosophie en fin de programme par respect de la progression du trivium médiéval : grammaire, rhétorique, logique. Mais on est passé, avec la Révolution, de la structuration positive du discours à la détermination de ses limites (et c’est pourquoi Kant devait l’emporter sur Condorcet).
Mais, sérieusement, la « remise en question » des savoirs positifs est-elle vraiment au programme de la classe de philosophie ? Il semble, en relisant le programme de la Terminale L et ses 24 notions, regroupées dans les têtes de chapitre que sont le sujet, la culture, la raison, la politique et la morale, que la philosophie ait d’abord ses objets propres, qu’elle ne tire aucunement des « savoirs positifs » (aucun texte de savant reconnu par l’histoire des sciences ne figure d’ailleurs dans les trois anthologies scolaires que j’ai sous la main : Magnard, Belin, Hachette). Le règne universel de la Critique semble donc largement rabattu sur l’exploitation de la tradition philosophique, mais sans aucune cohérence historique, qui mettrait la philosophie en rapport avec l’histoire des idées, ni d’ailleurs avec la moindre investigation biographique sur les philosophes, leurs fonctions et leurs rôles dans leur temps. Le corpus est philosophique est ainsi verrouillé par le système lâche et confus du catalogue des notions. À aucun moment, le professeur de philosophie français n’est censé aborder l’épistémologie ni l’histoire des sciences, autrement que par le biais abstrait de l’argumentation. À titre personnel, bien sûr, un professeur peut apporter aux classes scientifiques des éclairages tirés de l’histoire des sciences, qui manquent tellement aux collègues de sciences naturelles.
Ensuite vient le vieux serpent de mer, « penser par soi-même », ce que Kant appelait le philosopher par opposition à l’histoire de la philosophie. Chez Kant, il faut rappeler pourtant que cette opposition recouvre celle de la Weltphilosophie (Hume, Rousseau, l’actualité, les Lumières, les salons, les dames, etc.) et la Schulphilosophie (la logique, la métaphysique rationnelle, la théologie rationnelle, la philosophie de la nature, l’université, l’Église luthérienne, le pouvoir prussien, etc.) : la critique pour Kant n’a pas sa place à l’école ! Peut-on vraiment « penser par soi-même » en étudiant 24 notions en une année, attestée par une dissertation sur un sujet impréparé, qui doit être bourrée de références savantes, sans matériel adéquat pendant l’examen ? Cette gageure pédagogique se révèle impossible pour une bonne partie des élèves, ce qui fait craindre et détester la discipline. Une de me chères collègues françaises m’avait rappelé de manière autoritaire que la classe de philosophie fait le citoyen français. Et quand je lui ai demandé si tous  les élèves qui n’avaient pas la moyenne à leur dissertation étaient quand même des citoyens, elle m’a répondu « non ». Il y a loin de la République à la démocratie…
Jérémy Romero, dans son commentaire de l’interview de Michel Foucault, propose d’ailleurs des pistes intéressantes pour aborder l’histoire du système de santé, l’éthique des affaires, la sociologie des techniques, etc. avec les élèves des bacs spécialisés. Mais, même si les innovations pédagogiques se font toujours par les classes les moins investies par les traditions de l’excellence, il convient, me semble-t-il, de s’interroger sur la cohérence du système de l’enseignement philosophique français, sans fuite en avant syndicale ou associative (demander plus de temps, de moyens, etc.). Dans la philosophie contemporaine, on ne trouve pas de système qui puisse unifier l’enseignement des notions disparates du programme (Hegel ou Comte, c’est fini). L’argumentation, n’étant pas étudiée pour elle-même, ne peut pas structurer l’apprentissage. La référence aux textes philosophiques implique forcément l’histoire de la philosophie. Je ne vois pas d’autre issue à cette impasse pédagogique que le sacrifice du mythe du professeur de philosophie, et de la progression de la démocratie par un enseignement plus rationnel, et plus modestement ouvert à tous.

samedi 19 août 2017

Extrait de mon journal personnel





"Départ de F & D, pour la rentrée de Morges. Il me paraît étonnement normal de rester dans le Sud en vacances, et je comprends qu’il me semblait durant toutes ces années anormal de rentrer pour retravailler, mais une fois les visiteurs partis sur la longue route du retour, que je connais si bien, tout de même une petite pointe étonnante de regret de n’être pas parti avec les amis. « Ma place est auprès de mes camarades ». Cette phrase m’a hanté durant quelques minutes, puis s’en est allée dans le lâche soulagement de n’avoir pas d’obligation en Suisse avant la semaine prochaine. Les « camarades », le mot fait penser à la chambrée des soldats ou au vestiaire de l’équipe, plus qu’à la salle des maîtres. Et pourtant je me suis senti solidaire, un instant, de cet immense effort institutionnel collectif d’éducation, et surtout de ses acteurs. Je m’interroge sur ce sentiment ténu : après quarante ans, je ne regrette pas l’enseignement, qui me fatiguait de plus en plus. Je ne regrette pas l’école, qui m’a toujours demandé un grand effort d’adaptation et d’intégration. Je ne regrette pas mes 4'000 élèves, que je porte toujours en moi, dans une grande mémoire un peu involontaire. « Ma place est auprès de mes camarades » désigne d’ailleurs plutôt un devoir qu’un plaisir, la solidarité avec la horde de chasseurs primitifs sans lesquels on mourrait seul dans la nuit : mais avec toute la tendresse que je leur voue, je dois maintenant apprendre que j’ai le droit de les abandonner à leur destin, ne pouvant plus rien pour eux, et l’enseignement avec eux. Ce que je devais déjà m’imposer chaque année, aux promotions, pour les élèves qui partaient dans la vie — mon sort aujourd’hui. Et pourtant, j’ai vu aujourd’hui les rails commencer à diverger sous mes pieds, à l’aiguillage, et j’ai laissé partir l’autre train, pour suivre ma propre voie."