dimanche 12 juin 2016

La cabane de Luan




C'est une grande cabane, au-dessus de Corbeyrier, village tourmenté qui se penche sur le Haut-Lac. Le hameau de Luan se trouve sur la route qui monte à l'Hongrin, et puis au Col des Mosses. Une dizaine de chalets se tiennent sur une prairie en pente forte. La cabane des maîtres du Collège est posée en contrebas de la route, à la lisière de la forêt.
Cette cabane possède en effet une longue histoire pédagogique : elle appartient depuis toujours aux profs du Collège de Béthusy (l'ancien Collège Classique Cantonal, le CCC, l'orgueil de Lausanne, le couronnement de la carrière), qui, génération après génération, ont réussi à la retaper et à la maintenir en état de recevoir des classes, ou des groupes. Il existe une vidéo qui montre des photos de mes vieux profs à l'œuvre. Il y avait le célèbre Mordache, notre prof d'allemand, qui avait croisé Hitler à Vienne et "aurait pu le tuer, s'il avait su". Nos maîtres avaient même posé la charpente, paraît-il, de leurs propres mains, à torse nu, en vidant force litres de vin blanc. Tel était le mythe de la cabane. Il métamorphosait nos profs, avec leur pauvre costume bon marché de la semaine, en héros de l'Antiquité presque, en Argonautes peut-être, mais surtout en grands gamins heureux.
Dans la cabane de Luan, nos maîtres organisaient des camps de ski, ce qui était mon cauchemar d'éternel débutant, toujours maladroit. Mais il y avait les filles, et nos maîtres toléraient une certaine débauche, une petite surboum à l'électrophone le dernier soir, avec quelques slows gluants. Les adolescents d'autrefois étaient fort timides et fort pudiques. Je me souvient pourtant des seins des filles de ma classe, quand on dansait serrés, ou plutôt des armatures des soutiens-gorge rembourrés. Quelques camarades, qui étaient déjà orientés vers les plaisirs interdits, ont été plus loin entre eux, comme j'en reçu l'aveu une trentaine d'années plus tard ! Mais bien des camarades de ma classe mourront sans avoir même imaginé la scène.
Ces petits émois anodins ne suffiraient pas cependant à motiver la notation de ces quelques souvenirs, si, assis sur des billes de bois fraîchement coupées, nous n'avions pas entendu Mordache, notre prof d'allemand, entamer après un court silence la lecture du Cornett de Rainer Maria Rilke :

Reiten, reiten, reiten, durch den Tag, durch die Nacht, durch den Tag.
Reiten, reiten, reiten.
Und der Mut ist so müde geworden und die Sehnsucht so gross.

Chevaucher, chevaucher, chevaucher, à travers le jour, à travers la nuit, à travers le jour.
Chevaucher, chevaucher, chevaucher.
Et le courage est devenu si las, et la nostalgie si grande.

En quelque seconde, de sa voix simple et dure avec son accent lausannois, Mordache avait effacé dans mon esprit la cabane et les douces collines, les chalets et les pentes. J'étais dans la puzsta, je suivais le Prince Eugène, au bout du désert il y avait les Turcs et la mort.
Il y avait surtout une immense révélation : le pouvoir absolu de la littérature, des mots rassemblés. Je savais que l'allemand était une langue très poétique. J'avais appris par coeur des ballades de Goethe ou de Heine. Mais là, c'était toute la puissance de l'imaginaire qui m'apparaissait. Il faut dire que le Cornett du régiment de cavalerie commandé par le baron de Piovano s'appelait Christoph von Rilke auf Langenau, Gränitz und Ziagra zu Linda, et que, pour posséder un tel nom, je serais volontiers mort à vingt ans en combattant les Turcs, mais non sans une nuit d'orgie dans un château hongrois. Cela me semblait alors la meilleure existence possible. Je ne savais pas encore comment traverser la vie, comment atteindre paisiblement soixante ans.
Et puis plus tard, dans les classes austères de la Mercerie, un petit jésuite italien recueilli par le Canton de Vaud parce que défroqué, et qu'on occupait à nous enseigner le latin, laissa tomber ces mots en fermant son Virgile : Maioresque cadunt altis de montibus umbrae. Et là encore, notre austère salle de classe, avec ses vieux dictionnaires en ruine, fut illuminée par les ombres qui tombaient sur la voix du cygne de Mantoue.
Et pourtant, c'était un très mauvais prof.



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