mercredi 15 juin 2016

L'individu et l'institution

Trois élèves de première année au Gymnase de Morges ont lancé un site d'évaluation des professeurs. Tous les élèves du gymnase le savent, mais ils n'en font pas grand cas : Vous comprenez, M'sieur, c'est que des première année... Au cours de sa scolarité secondaire supérieure, le gymnasien découvre en général que les profs ne sont pas ses ennemis, mais plutôt des auxiliaires sur lesquels il peut s'appuyer (méthode chat botté). Alors des premières, vous comprenez M'sieur...
Je me rends sur le site, sans m'identifier (prudence) : les questions sont bien posées, le système semble fonctionner. On annonce que les avis recueillis seront publiés ultérieurement et communiqués aux intéressés. Autrement dit, il leur seront balancés dans la g... sans autre précaution. 
A la fin de la dernière conférence, un prof demande à la direction si elle est au courant, et quelle réaction est envisagée. L'embarras est sensible, mais la réaction est forte : les trois élèves sont amenés par leur fond de culotte dans le bureau de la directrice, et sommés de faire disparaître le site. Les deux comparses obtempèrent immédiatement, et vont tenter de se faire oublier (leurs visages seront d'ailleurs floutés dans les photos de presse). Mais le protagoniste, MG, après avoir fait mine d'obéir, rouvre le site. Cette insubordination est punie d'un mois de "suspension" (c'est pas l'estrapade mais l'exclusion des cours). Nous sommes à la fin de l'année scolaire, MG sera en Angleterre l'an prochain (maturité bilingue), et reprendra dans un autre gymnase pour la 3e année. Le Gymnase de Morges est, de fait, débarrassé de lui. Le site existe toujours, mais les professeurs ont reçu une lettre de MG, coaché par ses parents, un peu conseillé aussi sans doute. Sa mère enseigne dans une école de théâtre, son père est psychologue. On n'est pas chez les déshérités.
Je réponds à cette lettre : selon l'expérience acquise par les hautes écoles de la région (Université de Lausanne, EPFL, HEPL, Université populaire de Lausanne), l'évaluation des enseignements n'est possible que si trois conditions sont réunies :
1. L'institution est à l'origine du dispositif.
2. Les enseignants sont informés et d'accord avec le dispositif.
3. Les résultats sont traités par une instance tierce, et non par la direction, au moins dans un premier temps, pour informer le professeur dans un cadre plus ou moins sécurisant et positif.
Aucune de ces trois conditions n'étant remplies en l'occurrence, on peut qualifier à mon avis le site <evaluetonprof.org> de terrorisme numérique, sans aucune valeur pédagogique ni éthique. Un caniveau pour les règlements de compte. Je ne connais pas le contenu des remarques des élèves, mais l'amateurisme du dispositif empêche de le prendre le moins du monde au sérieux (même par les élèves). 
Du point de vue juridique, la question n'est pas simple : l'atteinte à l'image, voire la diffamation, ne semblent pas attestées avant la divulgation des avis recueillis. Mais on est clairement à la limite. Le funeste juridisme du Département hésité à protéger vraiment les professeurs, alors qu'il n'avait pas hésité longtemps à faire appeler les parents, dans le courrier officiel, Mesdames et Messieurs les "responsables financiers"...
Sur quoi, la presse s'en mêle : dans les forums, un torrent de boue se déverse sur la directrice du gymnase. C'est le carnaval du ressentiment : l'individu déclare la guerre à l'institution au nom de ses mille petits griefs particuliers. On me dit : puisqu'on le fait bien pour les hôtels et les restaurants, pourquoi pas pour les écoles et les profs ? Une collègue, en proie à une vive émotion, me dit : Mais j'ai eu des mauvais profs. À toutes les objections, elle répond invariablement : J'ai eu des mauvais profs... Comme si on lui avait manqué, dans sa confiance de base.
Sur quoi, je me prends à songer aux destins des institutions. Placées au-dessus de l'individu, l'écrasant de toute leur masse, elles ont nécessairement une face noire, abusive, destructrice, parfois mortelle. Elles ont donné aux particuliers qui s'étaient emparé des commandes l'occasion d'assouvir leurs passions sans retenue. Elles ont été détournées, instrumentalisées, abusées.
Mais elles ont civilisé l'homme. Le torrent d'âcres petits griefs particuliers déversés sans orthographe dans les forums peut-il civiliser l'homme ?
Sur le fond, je ne suis pas contre l'évaluation des enseignements au gymnase, mais organisé selon les règles de l'art, et non selon les règles du terrorisme numérique.

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