Il était une fois un grand pays, riche d’une
longue histoire, dans lequel le président trop jeune avait été mal élu. Il
partageait les trois mantras inévitables de l’idéologie libérale : la
consommation rend heureux, la richesse des uns profite aux autres, la religion
adoucit la société. Mais tous les gens raisonnables, dans ce grand pays,
savaient parfaitement que la consommation rend futile, frustré et méchant, que
les inégalités se creusent sans profit pour la majorité, que la religion rend
fou et violent, comme tous les produits de l’imagination humaine. Les gens
raisonnables de ce grand pays, riche d’une longue histoire, se souciaient
d’abord de payer leur maison, éduquer leurs enfants, se déplacer sans perdre
trop de temps. Il existait donc un certain décalage entre le président trop
jeune et mal élu et les gens raisonnables. Le président logeait dans des
palais, n’avait pas d’enfants, et se déplaçait avec motards et sirènes. Mais il
avait été élu par les gens raisonnables, lassés des vieux partis, et de leur
pesant appareil trop lourdement stratifié.
Le président précédant, qui ne s’intéressait
qu’à l’économie, avait laissé couler l’école publique, laquelle comme on le
sait n’est qu’une charge dans les comptes de la nation. Pour accompagner le
déclin consenti de l’instruction publique, et la prolétarisation du corps
enseignant sous-payé, on s’était appuyé sur les statistiques comparatives
internationales : l’école du pays était trop inégalitaire, et produisait des
écarts excessifs entre les connaissances des élèves en fin de scolarité. C’est
que l’Éducation nationale n’avait jamais été pensée par la République que pour
sélectionner des fonctionnaires, et reproduire l’Etat dans ses différents corps
et fonctions. Le reste ? Renvoyés à l’agriculture qui manquait de bras, puis à
l’industrie, par laquelle on était censé faire face à ses besoins, puis aux
services, toujours bien utiles. Le service de l’État était le but de la vie
intellectuelle et scientifique, et le service de l’État était loin de requérir
la totalité de la population. À quoi bon l’instruire ? Mais, sous la pression
des autres démocraties et de quelques dragons asiatiques, la République devait
en rabattre sur l’élitisme. On avait donc supprimé les filières d’élite, par
lesquelles justement les élites pouvaient éviter que leurs enfants soient
traités de « bouffons » quand ils faisaient leurs devoirs.
Il faut dire que les élèves avaient changé :
ils n’avaient plus peur. Le fondement de la discipline à l’école était la peur
: des châtiments, des moqueries, de l’exclusion. Hors de cette classe ! Hors de
cette école ! Hors de cette société ! Hors de cette vie ! On ne punissait plus,
l’administration ne soutenant plus les profs. On n’excluait plus vraiment, on passait
à l’école privée aux frais de la nation. On était soutenu par ses parents,
devenus les avocats inlassables de leurs enfants. On était protégé de la
déchéance par le minimum social, qui excluait la misère. Les bons enseignants
avaient compris qu’ils ne pouvaient plus s’appuyer sur rien : ni institution («
pas de vague »), ni parents, ni société. Il ne restait plus qu’à s’appuyer sur
les élèves, c’est-à-dire sur la relation pédagogique elle-même. Mais cela
supposait une révolution dans le savoir-être : il ne fallait plus dévaloriser
les élèves pour les stimuler, mais au contraire les valoriser pour les
encourager. Il fallait créer dans la classe un climat sécurisant et gratifiant
pour permettre au groupe de s’autoréguler. La plupart des profs, marqués par
leur propre scolarité, en étaient incapables. C’est aussi que les formateurs de
profs, loin de tirer la bonne conséquence de cette révolution pédagogique, pour
stimuler l’acquisition des connaissances, y avaient introduit la pire
idéologie, celle de la « reproduction » de Bourdieu, et prétendait subvertir le
« système » par la réduction du savoir et des compétences.
Il faut dire que la conception de la
connaissance elle-même avait changé. La plupart des profs en étaient restés au
vieux schéma aristotélicien : le savoir est la cause formelle, le prof est la
cause efficiente, l’élève est la cause matérielle, et l’instruction la
finalité. Bref, on leur tape dessus et ils finissent par s’imprégner de la
connaissance. Ce modèle, au fond béhavioriste, ne correspond qu’au stade le
plus élémentaire du savoir-faire. Aucune grande culture ne peut se transmettre
de cette façon. Au début du 20e siècle, Jean Piaget, en écoutant les enfants
(toutes les grandes révolutions dans les sciences humaines proviennent de l’écoute,
des hystériques, des sauvages, des femmes, etc.) avait décrit comment se
construit leur représentation du monde et le jugement moral. Ce faisant, il
radicalisait la philosophie moderne, de Descartes à Husserl en passant par
Kant, qui refusait de voir dans le sujet la « matière » de la connaissance, et
l’amenait à se faire la cause efficiente de l’apprentissage, aux dépens de
l’objet, réduit à la seule perception, apparence, esquisse confuse et
incomplète du monde.
Piaget détestait l’école et avait souhaité,
comme tous les bons libéraux de son temps, qu’elle fût abolie complètement, au
profit de la libre découverte du monde par les enfants. Même si on laisse cette
utopie au rayon des divagations savantes, on ne peut contester que la
connaissance nécessite un certain égocentrisme de l’apprenant, qu’on situait
autrefois dans « l’étude » et les « devoirs ». Si l’élève ne sera jamais au «
centre » de l’école (puisqu’il passe et que le prof reste), il n’en reste pas
moins qu’il est au centre de l’apprentissage, et le restera. Aujourd’hui, la
mention même très confuse et hasardeuse des neurosciences, laisse comprendre
que le modèle aristotélicien de la connaissance est vraiment dépassé, et que
l’enseignement doit se fonder sur une notion plus complexe de l’apprentissage.
Le corps enseignant était profondément divisé
: pour stimuler sa créativité en berne, on avait en effet introduit les notions
de « compétence » et de « projet », pour desserrer l’étau des programmes et
permettre aux professeurs de mieux adapter leur enseignement à leurs élèves.
Mais dans cette ouverture programmatique et méthodologique s’étaient donc
engouffrés massivement l’idéologie, le gauchisme, en attendant l’indigénisme,
l’anti-spécisme et le salafisme. Par réaction, le corps enseignant s’était donc
cramponné à ses programmes, qui dispensaient de réfléchir à toute amélioration
de l’école, et permettait surtout de répéter chaque année le même cours (ce qui
n’est pas forcément mauvais pour les élèves ni pour le cours d’ailleurs, mais
pour le prof). Toute modification de structure mettait en péril les habitudes
scolaires, fondement de l’institution. Or les profs ont besoin de s’appuyer sur
une certaine routine, pour se repérer en matière d’évaluation et d’orientation
des élèves, tâches toujours périlleuses.
Les doctrines du management public avaient
réussi à convaincre les responsables de l’enseignement que la « réforme » était
le seul moyen de garder la main. Mais on ne peut prétendre « réinstituer »
l’école en la réformant, parce que l’institution demande d’abord du temps, de
la répétition, de l’immobilité donc. Il faut que plusieurs générations se
retrouvent dans les mêmes cadres, avec les mêmes règles, les mêmes épreuves (la
dissertation, etc.), sinon avec les mêmes contenus. Bref, sans cesse réformée
par le Ministère, l’école avait perdu ses traditions, et donc ses ressources
institutionnelles. Les profs qui suivaient les traditions et programmes comme
si rien ne s’était passé se voyaient reprocher leur dureté et leur rigidité.
Les profs qui innovaient étaient détestés des élèves et des parents. Une
génération de proviseurs « gestionnaires » avait appris à dissimuler tous les
conflits et problèmes dans un « pas de vague » généralisé, pour être agréables
à la haute bureaucratie, qui courtisait les ministres, qui courtisaient les
journalistes, qui courtisaient les parents, qui courtisaient leurs enfants.
(À suivre...)
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