lundi 29 avril 2019

Crise de fable



Je suis sujet à des « crises de fables » (comme d’autres aux "crises de vers"). Les petits animaux qui parlent m’accompagnent dans mon chemin, et commentent subitement, insidieusement, ce qui m’arrive. Curieusement, ils ne sortent ni de l’Inde ni des ruelles du Grand Siècle, mais d’abord du Moyen Age : je revois fort distinctement un album illustré du Roman de Renart, où j’ai appris que la faim existait vraiment, surtout l’hiver pour les loups (mais le loup est le symbole de cette avidité orale que l’enfance pressent avec crainte, et les Gilets jaunes avec ferveur : « Les riches qui se gobergent »…). Renart était le chevalier malicieux et galant, dont on apportait les victimes à moitié dévorées au Roi Lion que cela faisait bien rire, jusqu’au moment où il surprend Renart avec sa Dame ! Dans ce Moyen Age infiniment spirituel, on savait même se moquer de Tristan et Iseult, et du fol’amour.
La Fontaine m’est venu avec le Grand Siècle, qui n’était pas dans mes tropismes premiers, avant-gardistes, surréalistes, romantiques. Ni l’énormité des mythes grecs ni l’épopée romaine ne m’avaient préparé aux « conversations sous un lustre ». C’est le Gymnase qui m’a fait voir la nécessité des formes et la beauté des règles. Cette parole rare et frappée m’est d’abord parvenue par les Mémoires baroques de la Fronde (Tallement des Réaux, Retz, La Rochefoucauld), où l’effervescence politique rappelait encore mon cher XVIe siècle. Puis tout le théâtre bien sûr, né de l’école des Jésuites et de sa scénographie pédagogique (avec improvisations, plus ou moins géniales, de scènes par les élèves : venir aux textes par le jeu). Les Fables de La Fontaine sont éminemment théâtrales et théâtralisables. Pour toutes les classes où Racine ne pouvait plus aller, avec son français raréfié et ses figures alambiquées, La Fontaine amenait le meilleur de l’esprit classique : cette fameuse « sécheresse » dont Stendhal et Giono ont reconnu a nécessité pour faire face à la société quand on a un cœur trop sensible.
Et l’on en revient toujours à cette vocation pédagogique de la littérature, indispensable à l’école, avec ce système si mal compris de l’éducation des bourgeois par les nobles, et de l’éducation du peuple par les bourgeois. Qu’est-ce qui manquera toujours au peuple ? La liberté de ne pas faire comme les autres, qui ne peut lui venir sans rupture abrupte, à cause de la pression du groupe. Qu’est-ce qui manquera toujours au bourgeois ? Le style, la liberté de ne pas être comme les autres. Mes bons maîtres étaient d’abord des personnes très fortement individuées, mais pas forcément très libres, dans une société grise et conformiste. Mais leur enthousiasme pour la littérature, sincère et profond, les « sauvait » de la pression sociale, au moins pour eux-mêmes. Puisse ce chemin de liberté avoir passé par moi, comme il a passé par eux. Puissent les professeurs de l’avenir se rappeler qu’ils ne sont pas là pour compter les virgules et les connecteurs, mais pour éduquer à la liberté et au style. Je me rassure en songeant qu’aussi obtus soient-ils, le courant littéraire est assez fort pour passer par eux, même s’ils sont de mauvais « conducteurs ».
Je vais raconter l’histoire de ma dernière « crise de fables », dans mon cher Musée Guimet. À Lahore, capitale du Pendjab et du royaume sikh indépendant du Maharaja Ranjit Singh, dans les années 1830, on pouvait rencontrer quelques rescapés de la Grande Armée, qui vivaient là-bas comme des nababs, comme Jean-François Allard (1785-1839), Jean-Baptiste Ventura (1794-1858), et surtout le Général Claude-Auguste Court (1793-1880), spécialiste de l’artillerie, qui permirent à l’État sikh de résister bravement autant à la Compagnie des Indes qu’aux vagues islamistes déferlants d’Afghanistan, durant presque un demi-siècle. Mais ce petit royaume, dernier éclat de la splendeur des Moghols qu’il avait combattus, dut finalement se rendre aux Anglais en 1849, et « l’impériale bégueule » empocha le diamant la dynastie, le fameux Koh-i-Nor. J’aime ce royaume farfelu, avec ses aventuriers et ses canons, qui ressemble à un album de Pratt, dans les somptueux mémoires du Général Court. Les sikhs, placés par l’historien britannique Marshall Hodgson au rang des martial races, doivent peut-être en partie cet honneur à la bénédiction lointaine de Napoléon et de la Grande Armée.
De passage à Paris, en 1835, le Général Allard se voit confier une mission littéraire par le baron Félix-Bastien Feuillet de Conches, chef du protocole au Ministère des Affaires étrangères et membre de la Société asiatique de Paris : emporter à Lahore une édition Didot 1827 non reliée des Fables pour la faire illustrer par les artistes du lieu. Le baron souhaitait manifester l’universalité des fables par le cosmopolitisme de l’illustration. L’exemplaire revenu des Indes est la propriété du Musée Jean de La Fontaine, à Château-Thierry. À travers la présentation de ces miniatures au Musée national des arts asiatiques, fondé par Emile Guimet, les fables retrouvent leur vraie patrie : l’immense sous-continent où la vie est si colorée, mais toujours dangereuse. La patrie de la non-dualité recèle aussi une conscience politique aigüe, dans ses épopées autant que dans ses romans. Mes éditions du पञ्चतन्त्र doivent dormir dans quelque carton lointain, perdu dans un garde-meuble, en attente de la résurrection.
Sait-on jamais assez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ? Que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ? Qu’est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père ? Qu’il faut faire aux méchants guerre continuelle ? Qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras ? Que nous méprisons l’utile et le beau souvent nous détruit ? Que les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ? Qu’il faut tenir toujours divisés les méchants ? Que rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ? Qu’aucun traité ne peut forcer un char à la reconnaissance ? Que vous ne détournerez nul être de sa fin ? Et pourtant, l’une des plus grandes voix de la pédagogie, celle de Rousseau, s’est élevée contre les Fables et leur pédagogie, les jugeant pernicieuses, alors que Sainte-Beuve ne les jugeait qu’insignifiantes (sauf pour leur langue).
Rousseau est à la croix de tous les problèmes que nous nous posons encore aujourd’hui, et l’on ne retrouve jamais son Émile qu’avec profit. Rousseau commence par s’élever contre l’apprentissage par cœur : l’élève ne comprend rien au langage des fables sans explications, et donc ne saurait les apprendre sans confusion. Il n’en est rien : c’est parce que les mots sont étranges que leur musique se dégage pour l’enfant, à partir de leur étrangeté même, qui les abandonne à leur signifiance. Rousseau dit encore que ce machiavélisme brutal va dénaturer l’enfant, solliciter sa méchanceté, conforter ses vices. Nous retrouvons cette problématique avec les choix des lectures de l’école. Soit on va « heurter la sensibilité » des élèves, soit on va « pervertir leurs principes ». Comme l’a dit Bettelheim à propos du conte, l’ancêtre des fables, l’enfant a besoin d’avoir peur, pour se rassurer. Et comme le disait ma nièce à quatorze ans : « Je n’aime que les films qui finissent mal, parce que les autres sont idiots ». Dans la forêt enchantée, mais étrange, du langage, l’école ne pourra jamais défaire le lien qui rattache la littérature au Mal. Ce qui n’empêchera jamais le professeur de viser le Bien, et rendra l’élève libre. Ou bien je me trompe complètement, et ce n’est pas la visée de l’école ?
Dans mon cours sur les Fables, j'essayais de restituer au recueil sa dimension romanesque évidente. Pour cela, je suivais les personnages : Renard tout d'abord, le héros de l'auteur, le meilleur support projectif du lecteurs. Puis l'adversaire de Renard, l'ennemi des agneaux, des chiens et des bergers, le loup, son double maléfique, avide, stupide, cocu. Puis l'impossible Tiers régulateur, le lion qui échouait toujours à imposer sinon son pouvoir, du moins la justice. Le chat ensuite, objet d'une parfaite détestation de l'auteur, représentant le Droit et la justice, petit régulateur gravement prédateur. L'ours ensuite, le balourd. La fourmi et la cigale ne se présentaient qu'à la fin, comme un détail du tableau, sous une feuille. L'humour immense des fables enseigne alors à l'enfant le second degré, absent de tant d'enseignements.






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