Nous devons bien constater que la notion d’institution est de plus mal acceptée, et peut-être même de plus
en plus mal comprise. Si ses principes sont de plus en plus critiqués, elle
reste en gros encore évidente pour ses acteurs, mais jusqu’à un certain point
seulement. Nous sommes censés vivre dans une société « liquide », où
tout devient possible pour celui qui sait voir et peut saisir les
« opportunités » offertes par le « changement ». Or, pour
la majorité d’entre nous, les « opportunités » n’ont pas été offertes
par le « changement », mais par de solides institutions dans lesquels
nous avons grandi, qui nous ont protégés, défendus et soignés : l’Ecole,
le Tribunal, l’Hôpital, l’Armée, etc. Mais, comme le disait encore récemment Marcel
Gauchet au Collège des Bernardins, les codes sociaux n’ont pas disparu de notre
monde « liquéfié », mais ils se sont complexifiés et invisiblisés, en
resserrant leur filet subtil sur celui qui les subit sans les comprendre, en se
croyant « libre ». Ce qui a bien disparu cependant, c’est la
responsabilité collective des codes, le souci de la « normalité » en
tant que produit collectif volontaire. Il n’est pas jusqu’au Gouvernement, la
clé de voûte des institutions qui les garantit toutes, qui ne soit de plus en
plus malmené par les médias en quête de « secrets » croustillants, et
par la société en quête de transparence honnête.
Mais la Raison d’État moderne, appuyée sur le Secret d’État, donne à l’État
tous les droits pour sa sauvegarde, même aux dépens des lois et des principes
moraux. En exigeant la transparence, et par la séparation des pouvoirs, la
modernité tend à soumettre l’État à la common
law au sens libéral, en arguant avec raison souvent que le Secret d’État
sert les gouvernants plus que le gouvernement. Or la même Raison d’État, si
nocive au Bien commun, semble aujourd’hui de plus en plus transférée à
l’Entreprise, qui reste une monarchie, ou au mieux une oligarchie, au pire une
petite tyrannie, confortablement logée dans son environnement démocratique.
Alors même que l’opinion, par la politique « participative », veut
s’imposer à ses dirigeants élus pour contrôler leur action, l’entrepreneur
semble autorisé à tout braver impunément pour « sauver » son
entreprise : les lois, l’écologie, les emplois, les droits. Tout est
permis à l’entrepreneur, et c’est peut-être sur ce modèle que Bernard Ravet a
« sauvé » son école des quartiers perdus de Marseille : en
faisant appel aux services secrets par-dessus l’épaule de sa hiérarchie, aux
caïds du quartier pour faire respecter les profs, et à la religion pour faire
la prière des morts à la place de l’imam. A-t-on sérieusement lu son
livre ? Je me le demande parfois. Je ne dis pas qu’il a eu tort de faire
ce qu’il a fait, au contraire. Mais enfin voilà un responsable qui explique
comment il a dû sortir du cadre des lois et règlements de sa fonction, sans
aucun effet sur le débat politique !
Et, là encore, le fondement de la Raison d’État, c’est le Secret qui
permet encore de punir les « lanceurs d’alerte », seuls employés
soucieux du Bien commun. Or le hashtag #pasdevagues
a permis de libérer la parole des professeurs, et montré quel usage faisait du
Secret l’encadrement moyen de l’école pour « sauver sa petite
entreprise ». C’est que l’application des lois, au sens strict, a cédé
dans l’esprit de l’encadrement moyen aux apparences de l’application :
« Faites semblant de travailler, et nous ferons semblant de vous
payer » disait-on en régime communiste. « Faites semblant de diriger,
et nous ferons semblant de gouverner » disent les responsables de
l’éducation. Le professeur, qui a compris que l’institution ne le soutiendrait
pas, va être obligé à son tour de reporter la charge de l’apparence sur ses
élèves : « Faites semblant d’apprendre, et je ferai semblant de vous
noter ». Dans un système social qui s’est tant soucié de l’inflation, pour
garantir les revenus du capital, l’inflation des titres scolaires est
implicitement encouragée, au moins dans les premiers cycles. La vérité du
système et sa vraie valeur n’apparaissent pas seulement dans l’enseignement
supérieur, mais déjà dans les comparaisons internationales. De même que la
planche à billets et le protectionnisme n’ont jamais enrichi personne, la
multiplication des diplômes de complaisance n’a jamais instruit personne.
Une entreprise ne sera jamais une institution, et c’est au miroir de
cette étrange dérive collective qu’on peut même parvenir au mieux à décrire ce
qu’est vraiment une institution. D’abord, elle est anonyme, elle n’a pas de
« moi » propriétaire, actionnaire ou acteur narcissique et
sociopathe, qui ne doive à a fin passer la main devant la pérennité de l’institution. Nous ne disons pas que de tels
personnages n’ont jamais existé dans les institutions, au contraire, mais
l’institution a toujours tendu à sélectionner les personnalités capables de
coopération et d’empathie, au contraire de l’entreprise malgré tous les bons
conseils des auditeurs et coacheurs… Une institution est faite pour l’éternité,
elle provient d’un passé dont elle recueille la mémoire, et se projette dans un
futur dont elle est responsable par sa volonté. Elle ne dépend pas des
« opportunités » et des « disruptions » même si elle peut —
souvent trop lentement, si on pense à la technologie numérique — en prendre les
bénéfices. Dans l’école que les parents ont fréquentée en leur temps, les
élèves peuvent imaginer que leurs enfants à leur tour pourront grandir et
recevoir tous les bienfaits de l’instruction, systématisée et clarifiée par des
adultes spécialisés, au lieu de s’engager dans une approche tâtonnante, myope
voire aveugle du monde, et de se perdre dans le maquis angoissant des noirs
complots du web.
Dans l’Ecole, tout a changé et changera encore : programmes,
moyens, objectifs — mais il reste la relation
pédagogique, c’est-à-dire la possibilité d’un apprentissage conduit et
dirigé par quelqu’un qui en sait — même provisoirement — plus que vous. C’est
pourquoi l’École peut apporter une sécurité et un sentiment de solidité qui,
même provisoires, même illusoires, donnent le sentiment de progresser et d’être
utile, ce que ne donnera jamais aucune entreprise. Et c’est pourquoi, jour
après jour, des millions d’individus se dévouent et donnent le meilleur
d’eux-mêmes dans des situations « économiquement » irrationnelles, au
service de ce sentiment de solidité de l’humanité dans le temps et l’espace,
au-delà des différences de cultures et de nationalités. Certes, les
institutions ont fait l’objet de toutes les critiques, et l’Asile a disparu au
profit de la Prison, qui va s’effondrer à son tour. Sous la notion étale de
« domination », une même nappe d’hostilité a effacé la distinction
entre institution et entreprise. Au moment où la notion de « micropouvoir »
allait permettre de comprendre la régulation des organisations par leurs usagers
eux-mêmes, cette même notion confuse de « domination » est venue tout
mélanger. « Je ne veux pas qu’un chef me prenne la tête », dit
l’individu moderne. Et les parents se font les avocats des méfaits de leurs
enfants, qui ont « bien le droit » de ne jamais subir la régulation
du groupe.
L’individu moderne peut-il encore être « éduqué » ? Les
Perses, dit Socrate au jeune Alcibiade, ont un maître pour apprendre à dire
toujours la vérité, un maître pour monter à cheval, et un maître pour tirer à
l’arc, et toi tu n’as rien du tout ! Le perfectionnisme moral, de Platon à
Emerson, postule que l’individu démocratique « n’est pas encore
lui-même » et qu’il doit par conséquent « devenir ce qu’il
est ». Lorsque l’éducation d’Alexandre le Grand fut confiée à Aristote, le
philosophe demanda deux ans pour lire Homère avec le prince dans un petit
château perdu dans les forêts macédoniennes. Et l’Empire perse fut détruit. Quand
il est invité à quitter sa prison par son ami Criton, Socrate lui répond que
les lois athéniennes l’ont nourri et éduqué, et qu’il ne saurait les fuir quand
elles le condamnent, même injustement. Bien sûr, Socrate a d’autres
motivations, plus mystiques (l’appel d’Apollon, par le rêve qui l’identifie à
Achille). Mais pour le vieil ami Criton, qui est matérialiste, le refus
explicite du cosmopolitisme est une raison suffisante. Le « soin de l’âme »
et le « besoin de justice » devraient être l’œuvre ultime de l’éducation
démocratique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire