Quant on y pense, que de difficultés pour une République à dire
hautement, à exprimer même les principes si évidents sur lesquels repose sa
propre solidité ! Une démocratie comme la Suisse ne repose pas sur l’école,
mais sur l’économie. Elle ne suppose aucune culture commune entre ses membres,
et d’ailleurs elle n’en a pas, pas même une langue. Aucun autre projet partagé
que la prospérité publique, pour laquelle les études ne sont qu’un enjeu
individuel. La majorité des Suisses entrent dans l’enseignement professionnel
et s’en réjouissent. À partir de 16 ans, ils passent des journées en
entreprise, gagnent un petit salaire, et ne perdent aucune possibilité de faire
des études ultérieurement, grâce à une reconnaissance des acquis. Et ce système
sans pression excessive sur les élèves est l’un des meilleurs du monde, et des
plus égalitaires. Une seule « ombre » au tableau : comme 23%
seulement de la volée scolaire passe le bac général, l’un des mieux reconnus d’Europe
de ce fait, la Suisse manque de diplômés universitaires, donnant ainsi la
chance aux Français et aux Allemands de trouver du travail dans d’excellentes
conditions.
La République est née de la Révolution, on ne le répète jamais assez.
Elle veut libérer l’homme (y compris de l’économie). Elle est au service de l’intérêt
général, et pas de la somme des intérêts particuliers, comme la démocratie.
Elle est la garante de l’égalité des citoyens, indifférente à la démocratie.
Enfin, elle doit viser à unir les citoyens en fraternité face à l’oppression et
à la tyrannie, « qui mugit dans les campagnes ». La République est
une guerre que l’Homme mène contre la Société. Mais pour s’appuyer sur de véritables
citoyens, conscients des enjeux métaphysiques de la politique, qui s’identifie
à l’avènement de la Modernité, elle ne peut s’appuyer sur la nature humaine et doit
éduquer inlassablement, et donc constituer des habitudes qui prolongent la
Révolution dans la durée. Les institutions scolaires et leur esprit sont donc
les remparts de la République, ses piliers.
Le nouveau ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, avait promis
de ne pas faire de réforme. Et pourtant, il vient d’en faire une, et des plus
énormes, celle du bac, déclenchant une révolte inouïe, celle de la prise en
otage des notes, que je considère moi aussi comme un « sacrilège »
contre la relation pédagogique et la confiance nécessaire entre les acteurs de
l’éducation. En Suisse, le bac est préparé et passé dans chaque établissement
du pays, lui-même agréé par la Confédération, et périodiquement évalué par une
Commission fédérale. Autrement dit, les profs de l’établissement se réunissent
chaque printemps pour concevoir les épreuves, et examinent leurs élèves avec pour
jury un collègue qualifié. Quand on y réfléchit, il faut admirer beaucoup le
centralisme français parce que l’enjeu d’un tel secret des épreuves nationales
est relativement bien gardé par le système, malgré tous les moyens modernes de
reproduction, et l’énorme avantage d’une divulgation.
Mais ce n’est pas l’examen qui est en question (alors que, de mon point
de vue, il le pourrait), c’est l’organisation des études passant d’un système
de sections à un système d’options. Cette révolution a été faite en Suisse
depuis vingt ans : les plans d’études fédéraux adoptés en 1995, introduits
en 1998, et examinés pour la première fois en 2001. Le bilan est forcément
mitigé : les options donnent beaucoup de motivation supplémentaire aux
élèves, mais rien n’a été fait pour défendre l’excellence littéraire. Les
collègues des disciplines scientifiques ont parfaitement su aménager le système
pour maintenir des filières d’excellence, mais les professeurs de langue et
culture ont été aveuglés par leur égalitarisme idéologique : en ce qui
concerne la langue « maternelle » surtout, le biais le mieux partagé
est qu’elle appartient à tous. Mais la grande culture littéraire n’a rien à
voir avec la langue « maternelle » qui est d’abord orale, évolutive,
spontanée, et qui de plus est en train de muter en ce moment, sous l’influence
des sociolectes importés par les minorités.
La culture littéraire, elle, est d’abord fondée sur la connaissance d’une série d’idiolectes écrits très exigeants, même si ce sont des « lettres d’amour venues du passé » (comme le dit Peter Sloterdijk dans sa Lettre sur l’humanisme), et ni leur prise de connaissance ni leur fréquentation familière, même si elle est dans une certaine mesure indispensable à l’identité nationale, ne sont égalitaires ni ne peuvent l’être (pas plus que les capacités mathématiques ou scientifiques). En ce moment même, dans des centaines de milliers de professeurs préparent leurs lectures de l’année en prochaine, et cherchant par quel outillage intellectuel leurs élèves pourront en acquérir une connaissance suffisante. (On a d’ailleurs trop insisté sur l’outillage, qui est devenu sa propre finalité. Cf le récent Lire dans la gueule du loup, d’Hélène Merlin Kajman).
La culture littéraire, elle, est d’abord fondée sur la connaissance d’une série d’idiolectes écrits très exigeants, même si ce sont des « lettres d’amour venues du passé » (comme le dit Peter Sloterdijk dans sa Lettre sur l’humanisme), et ni leur prise de connaissance ni leur fréquentation familière, même si elle est dans une certaine mesure indispensable à l’identité nationale, ne sont égalitaires ni ne peuvent l’être (pas plus que les capacités mathématiques ou scientifiques). En ce moment même, dans des centaines de milliers de professeurs préparent leurs lectures de l’année en prochaine, et cherchant par quel outillage intellectuel leurs élèves pourront en acquérir une connaissance suffisante. (On a d’ailleurs trop insisté sur l’outillage, qui est devenu sa propre finalité. Cf le récent Lire dans la gueule du loup, d’Hélène Merlin Kajman).
Les programmes trop détaillés ne garantissent pas l’égalité des élèves.
C’est pourquoi les buts de l’école ne se confondent pas avec le catalogue des
tâches imposées aux classes. Les buts de l’école sont forcément exprimés en
terme de compétences ou de capacités, même si le langage en est mal stabilisé
et pas toujours partagé (la faute aux sciences de l’éducation qui ne se sont
jamais donné de cohérence épistémologique, reposant sur des doctrines
psychologiques non seulement différentes, mais contradictoires). Mais, en
définitive, sans sacrifier au jargon, il vient toujours un moment où la
question de la finalité se pose en pédagogie, dans la rédaction même d’un
programme. Or un professeur dans sa classe doit pouvoir élaborer une stratégie
d’apprentissage pour ses élèves qui tienne compte de leurs acquis, et prendre
du temps pour consolider les connaissances mal assurées. Prendre au sérieux la remémoration interdit même toute
considération de programme obligatoire.
Un professeur de pédagogie alémanique avait fixé aux trois quarts du temps annuel à disposition la part qu’un bon programme devrait se fixer comme optimum, pour qu’il reste du temps au prof, comme aux élèves, comme à l’école. Quand on doit étudier 32 notions fondamentales en 36 semaines, on provoque nécessairement l’impasse de l’enseignant et des élèves. On ne donne rien de plus aux élèves en surchargeant le programme, au contraire on leur enlève souvent la possibilité de le suivre.
Un professeur de pédagogie alémanique avait fixé aux trois quarts du temps annuel à disposition la part qu’un bon programme devrait se fixer comme optimum, pour qu’il reste du temps au prof, comme aux élèves, comme à l’école. Quand on doit étudier 32 notions fondamentales en 36 semaines, on provoque nécessairement l’impasse de l’enseignant et des élèves. On ne donne rien de plus aux élèves en surchargeant le programme, au contraire on leur enlève souvent la possibilité de le suivre.
Réinstituer l’école, c’est d’abord lui donner le temps dont elle a besoin, non l’éternité,
mais de la durée. On a cru gouverner
l’école par des réformes, alors qu’on ne peut gouverner l’école que par la
stabilité, et la répétition indéfinie des tâches. Pour que l’école soit lisible
par ses acteurs (profs, élèves, parents), il faut que ses contenus et ses
règles soient le plus fixes possible, à travers les générations. L’autorité
d’une institution, c’est d’abord la stabilité de ses règles, même si chaque
arrivant au Ministère croit bon d’associer son nom à une réforme. Pour pouvoir
gouverner l’école, il faut la laisser se
faire. Tous ses acteurs, dans le temps, trouveront le moyen d’améliorer eux-mêmes la grande machine.
L’intervention incessante de l’autorité amène l’encadrement moyen à choisir la passivité, et à occulter les problèmes au lieu de les résoudre (#pasdevague). Le temps de l’institution est un temps lent, modeste, invisible, partagé, confiant — contraire en tout à l’ego révolutionnaire républicain. Et c’est tout le paradoxe que l’école dont la République a besoin, et qui correspond à son imaginaire des « hussards noirs », soit celle qu’elle ne sait pas faire. La crise ouverte par le pédagogisme s’est insérée dans cette perte d’institution en l’aggravant encore.
L’intervention incessante de l’autorité amène l’encadrement moyen à choisir la passivité, et à occulter les problèmes au lieu de les résoudre (#pasdevague). Le temps de l’institution est un temps lent, modeste, invisible, partagé, confiant — contraire en tout à l’ego révolutionnaire républicain. Et c’est tout le paradoxe que l’école dont la République a besoin, et qui correspond à son imaginaire des « hussards noirs », soit celle qu’elle ne sait pas faire. La crise ouverte par le pédagogisme s’est insérée dans cette perte d’institution en l’aggravant encore.
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